La chronique du Tocard. La mémoire des regrets

 La chronique du Tocard. La mémoire des regrets


Parfois je me dis qu'il n'y a pas qu'avec les mots que j'ai un train de retard. Avec mes parents, j'ai mis des plombes à leur dire les choses. Pourtant, c'était pas l'envie qui manquait. J'ai senti très vite qu'il fallait les remercier de vive voix.  Mais en vain. Je suis un tocard. 


Enfin, où j'ai vraiment merdé, c'est avec mon papa. Avec lui, j'ai déconné. J'avoue. Je sais je ne suis pas le seul. La plupart des gens ont du mal avec leurs proches. L'amour ça suffit pas, sinon ça se saurait. Aujourd'hui, il ne me reste que les regrets. Comme beaucoup, j'ai dégainé trop tard.


 


Jusqu'à aujourd'hui, mon père ne sait rien de ce que je pense de lui. Il ne sait pas que je suis fier de son parcours. De sa force. De son courage. Même de son illettrisme qui m'a donné envie de me surpasser. Qui m'a poussé à aller loin. A sortir de ma case. C'est aussi pour lui et maman que j'ai commencé à écrire. Il ne sait pas que je noircis des pages et des pages pour les venger tous les deux. Lui, l'ancien berger kabyle, elle, la maman courage. Mes parents analphabètes. 



Même la manière dont papa s'est fait petit toute sa vie ne me dérange plus aujourd'hui. Au contraire, j'ai compris qu'il avait agi ainsi pour nous. Qu'il s'était sacrifié pour offrir ce qu'il y avait de meilleur à ses enfants.  



Mais tout ceci, il ne le saura jamais. J'ai jamais osé lui dire. Par pudeur. Par facilité aussi. En me disant qu'un jour, j'aurai l'audace de le faire. Un jour… Et puis le temps a passé. Et puis la maladie a squatté sa vie. Aujourd'hui, il s'est perdu dans l'oubli. Il ne souvient de rien, ni de personne.



On a tous merdé. Nous, sa famille. Mais aussi la République, mais ça, c'est pas une surprise. Personne ne lui a rendu hommage. Au contraire, il s'est senti souvent accablé. Il a toujours cru qu'il n'était pas légitime dans ce pays où il vit depuis pourtant 1950. Il a toujours pensé que la France lui avait fait une fleur en l'accueillant sur son sol. Il a toujours cru qu'il lui devait tout en oubliant ce qu'il avait apporté à ce pays. C'est pour ça qu'il disait souvent "Merci". Et "Pardon". Et "Désolé".  



Heureusement, avec maman, c'est pas pareil. Ça a toujours été plus facile entre nous deux. Déjà parce que je suis son petit dernier. Le chouchou ? Pas vraiment. Maman est démocratique : elle aime tous ses enfants à égalité. 



Mais notre relation à tous les deux est spéciale. Parce que j'ai toujours eu besoin d'elle. Parce que de ses neuf enfants, je suis celui qui a eu le plus de "problèmes" dans la vie. Que je suis le plus instable. Le plus heureux et le plus malheureux en même temps. Celui qu'il a fallu sauver plusieurs fois alors forcément, ça nous a rapprochés. 

Même quand j'étais silencieux avec ma mère, même quand rien ne sortait de ma bouche, elle savait. Elle sentait mon amour. 



Même quand je vivais loin d'elle en Australie, je lui montrais qu'elle était essentielle en l'appelant à chaque fois que je le pouvais. A l'époque, au milieu des années 90, c'était pas donné. On payait plein pot la communication : jusqu'à dix francs la minute. On parlait très vite, juste assez pour se dire des convenances.


A chaque fois la même chose : que tout allait bien des deux côtés des antipodes. Une bise en raccrochant, en se promettant qu'on se contacterait très vite de nouveau. A mon retour en France en 2002, surtout après qu'elle soit tombée malade, j'ai rectifié le tir. Bien rectifié le tir. On pourrait dire trop rectifié le tir mais je préfère trop que pas assez.



Depuis, avec maman, je suis toujours à la hauteur. Il n'y a sans doute qu'avec elle que je suis à la hauteur. J'ai jamais eu le mode d'emploi pour être au top avec les autres. 



Il y a quelque jours, j'ai pensé au film l'ascension, tiré de mon épopée victorieuse sur l'Everest, sorti fin janvier de cette année sur tous les écrans de cinoche de France et de Navarre et qui a cartonné au box office. Une belle revanche. Surtout que beaucoup rêvaient de nous voir échouer. Il a surtout bien marché dans les quartiers populaires, ce qui m'a rendu tout heureux parce que c'était notre objectif premier et que l'inverse m'aurait tellement attristé. 



J'ai invité pardi toute ma famille aux avant-première, j'allais pas me gêner, et c'était à chaque fois des moments mémorables. On sentait la fierté de tout un clan. J'ai encore des frissons quand j'y pense. 



Le soir, quand on rentrait à la maison, maman affichait son air triste. Elle voyait que tout le bonheur qu'on vivait tous ensemble n'était pas complet parce que papa n'était pas avec nous. 



A chaque projection, à chaque fois que Maman a été présente, elle a eu, comme elle le mérite, sa standing ovation. Fallait voir comment elle était à l'aise avec les remerciements du public, comme si elle s'était préparée toute sa vie. Mais passée la reconnaissance, son visage se refermait de nouveau.  Elle pensait à son Mohand.



Après, je me suis souvenu de la fresque de Malakoff signée Vince. En mai 2016, cet artiste de talent, un ami, un frangin, s'est servi de la photo de mon papa, celle où il réajuste sa cravate, qu'avait prise en décembre 2009 le photographe Jérôme Bonnet, pour en faire un gigantesque dessin.


Une fresque qui rend hommage au daron et par ricochet à tous les autres papas immigrés. Au niveau de la Porte de Vanves, sur le périphérique parisien, tout le monde peut l'admirer. Pas mon papa qui n'a jamais eu l'occasion de la voir. Maman, quand elle a découvert le cadeau que nous a fait Vince, elle a juste dit "Mesquine". Ça voulait dire qu'elle aurait tant aimé que mon père soit là. 


Il y a quelques semaines, mon quatrième bouquin Nos rêves de pauvres a été publié. Avec le visage  de papa en une de couverture. Toujours cette même photo où il réajuste sa cravate. Une image que mon père a détesté depuis le début.


Un cliché extraordinaire qui a fait le tour du monde, récompensé par le 3ème prix du Word Press Photo 2010. Ma mère, qui ne sait pas lire mais qui a la curiosité comme seconde nature, a tout de même feuilleté le livre.  Et elle a encore dit "Mesquine". Elle aurait tant voulu que papa voit ce livre. 



En dépit de la tristesse qu'éprouve maman de ne pas avoir son mari à ses côtés pour vivre tous ces bonheurs, tous ces succès et toutes ces revanches sur la vie, elle reste extrêmement fière et aimante. Ma mère est fataliste. Pour elle, il n'y a pas d'accidents : elle ne croit qu'au destin. 



On attend souvent des autres qu'ils nous expriment leurs sentiments d'une certaine façon alors qu'ils nous expriment déjà ces sentiments mais d'une autre façon, à laquelle on ne s'attend pas forcément, que l'on ne voit pas au premier abord. Mes parents, en faisant en sorte, malgré les nombreuses difficultés, que nous manquions de rien, nous ont prouvé à quel point ils nous aimaient. 


À ma manière, je sais que j'ai exprimé beaucoup de choses à mon père.  A ma façon, maladroitement sans-doute.


À l'heure où je commence à comprendre tout ça, je me dis que peut-être, papa a probablement perçues toutes ces choses que je voulais lui dire sans y parvenir. Mais je ne suis pas sûr. Je tente juste, comme beaucoup de trouver du réconfort…


Nadir Dendoune


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