La chronique du Tocard. Des figues en avril

 La chronique du Tocard. Des figues en avril


Maman n'en revenait toujours pas de voir qu'il était possible de manger des figues de barbarie en plein mois d'avril. "En plein mois d'avril Nadir", qu'elle répétait plusieurs fois. "En plein mois d'avril…". Elle n'en croyait pas ses yeux. Et pourtant, en Australie où elle se trouvait depuis quelques jours avec son petit dernier (moi) pour des vacances mère-fils, elle se rendit compte, ébahie, que c'était bel et bien possible. 



 


Dans sa Kabylie natale, il fallait attendre juillet, parfois août si on voulait avoir le bonheur de déguster cette vulve exotique, surnommée poire de cactus, très prisée en été pour sa fraîcheur.


Elle était persuadée que seul son pays était en mesure d'offrir à ses hôtes un tel délice. Elle n'avait jamais été mise au courant que le figuier de Barbarie était originaire du Mexique et que c'était les conquérants espagnols qui l'avaient introduit en Algérie. 



En lui apprenant la nouvelle, après avoir fait quelques recherches sur internet, elle fit une moue perplexe, à moitié convaincue par mes révélations. Pour elle la kermous était un produit 100% kabyle. Il n'y avait pas à tergiverser dessus. Peu importe si je lui appris également que pendant longtemps la figue de barbarie fut appelée en Algérie "Kermous-en-nçârâ", la figue des chrétiens. 



C'était Alain, un ami français au grand coeur, vivant en Tasmanie, sur cette île du sud de l'Australie, qui avait apporté à ma mère un seau rempli de ce fruit exquis. Il y en avait de toutes les couleurs : des rouges, des roses, des vertes, des noires, des oranges, des brunes, des jaunes, et même des mauves !


Alain savait que cela suffirait à la rendre heureuse depuis qu'il avait lu un article expliquant que la kermous faisait partie du patrimoine kabyle. Effectivement, là-bas, elle était une institution, une fierté pour beaucoup. Des familles entières vivaient de son exploitation. 



La kermous était un fruit riche en magnésium, en calcium, en fer et en cuivre. Ses graines donnaient également une excellente huile végétale utilisée pour les soins de la peau: l'huile de pépins de figue de barbarie. 



La crème qui en découlait, malgré son odeur bizarre faisait le bonheur de ces dames. Plusieurs de mes amies qui l'avaient testée étaient formelles :  c'était une crème efficace et bonne pour la santé et qui en plus rendait la peau très douce. 



Les femmes berbères utilisaient même l’huile de figue de barbarie pour cicatriser et pour protéger leur peau du vent brûlant du désert.


La kermous était devenue donc au fil du temps un produit du terroir algérien. Une marque déposée ! Elle avait surclassé la pêche, le melon et même la pastèque. En tout cas, pour ma mère elle restait de loin la Number One !  



Dans son village d'Ighil Larbaa à 1000m d'altitude, rares étaient les occasions où enfant, elle en avait mangé : la kermous était cultivée beaucoup plus bas dans la vallée. Parfois, son oncle en ramenait à la maison mais seulement quelques unes. Leur coût était excessif, du moins pour la famille de ma mère, très pauvre au demeurant. 



Les yeux pétillants de bonheur, maman avait scruté minutieusement une à une ces belles figues de barbarie qui se présentaient à elle, avant d'en saisir plusieurs en les piquant avec une fourchette. "Il ne faut jamais les prendre avec les doigts à cause des épines qui pourraient pénétrer dans la peau", expliqua-t-elle alors sérieusement à Alain. 



Il était temps désormais pour elle d'en apprécier le goût. Il fallait commencer par les éplucher, ce qui n'était pas une mince affaire. Elle demanda à Alain un couteau et une cuillère à soupe. Pour commencer, Maman coupa les deux extrémités du fruit avant d'en taillader la peau de haut en bas. La cuillère à soupe lui servit à récupérer la chair qu'elle déposa par la suite sur une assiette. Elle prenait tout son temps car elle voulait faire ça bien. Elle était fière de montrer à tous qu'elle était experte en la matière.


Après en avoir dégusté quelques unes, elle arriva au constat suivant : les kermous australiennes, bien qu'elles ressemblaient comme deux cactus à leurs "collègues kabyles", ne rivalisaient pas pour autant avec celles de chez elle. Les siennes avaient un goût tellement particulier qu'elle aurait pu les reconnaître parmi tant d'autres les yeux fermés. Un goût qu'elle connaissait par cœur, qu'elle avait mémorisé à l'intérieur d'elle-même et auquel elle avait attaché tant de souvenirs.


Forcément, le charme des figues australiennes ne pouvait fonctionner de la même manière pour elle. Maman se souvenait qu'elle mangeait des figues en été. Rien qu'en été. Donc pour elle, il était impossible de "goûter la Kabylie" à travers des figues d'Australie, qu'on pouvait déguster ici en avril…


Nadir Dendoune


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