Yuval Noah Harari sur le nationalisme, l’immigration, le racisme…

 Yuval Noah Harari sur le nationalisme, l’immigration, le racisme…

@CEU / Daniel Vegel

L’on peut être en accord ou en désaccord avec sa façon de penser et sa vision du monde, mais il nous a semblé intéressant de se pencher sur l’ouvrage « 21 leçons pour le XXIème siècle » (2018) de l’historien Yuval Noah Harari, dont la notoriété mondiale s’est assise avec son best-seller « Sapiens, une brève histoire de l’humanité ». Nous fractionnerons notre recension en deux parties : la première fera écho à l’actualité brûlante et touchera à des sujets tels que le nationalisme, l’immigration, le racisme ou encore le terrorisme. La deuxième portera sur l’évolution et les conséquences qu’entraînera l’intelligence artificielle sur l’homme, en passe de devenir surhomme.

Le défi politique

Selon certains, en terme de civilisation, les récents événements en matière de terrorisme et « immigration musulmane » ont conduit récemment les électeurs européens à abandonner le rêve multiculturel au profit d’identités locales xénophobes. Harari cependant démontre le contraire. Nous sommes une seule et même civilisation. Contrairement aux animaux dont l’ADN définit l’identité, la civilisation n’a pas d’ADN et surtout, elle est évolutive. Des millions de tribus d’antan fonctionnant chacune selon des paradigmes propres, les humains se sont regroupés en nations partageant les mêmes paradigmes pour aboutir à l’heure actuelle à quelque 200 pays qui s’accordent sur les mêmes protocoles diplomatique et lois internationales communes. Malgré leurs différences, tous jouissent de droits et privilèges similaires, ont recours à des organismes représentatifs, des partis politiques, au suffrage universel et aux droits de l’Homme. Les Etats faillis sont ceux qui n’adhèrent pas à ces paradigmes. L’Etat islamique qui se voyait en califat a tout de suite été rejeté par tous, y compris ceux dont il se revendique : les musulmans. De nombreuses guérillas ont réussi à conquérir des territoires mais en acceptant les principes fondamentaux de l’ordre politique mondial. 

« Les gens que nous combattons le plus souvent sont nos proches. L’identité se définit par des conflits et dilemmes plus que par des accords. Etre européen n’est pas avoir la peau blanche, avoir des racines judéo-chrétiennes ou défendre la liberté. C’est plutôt débattre de l’immigration, de l’Union européenne, des limites du capitalisme, et se demander ce qui définit mon identité, s’inquiéter d’une population vieillissante, du réchauffement climatique, problème commun à la plupart des pays. Les grands défis du XXIème siècle seront de nature globale ». On pourrait se demander alors pourquoi donc ce récent amour pour le retour du nationalisme ? 

Le nationalisme

Pour Harari, puisque l’humanité est une seule civilisation dont les opportunités et défis sont communs, pourquoi britanniques, américains, russes et d’autres vont-ils vers un isolement nationaliste. La principale critique que l’on peut émettre à l’égard du nationalisme est qu’il peut mener à la guerre. Si dans le siècle précédent, les deux guerres mondiales se sont soldées par un important nombre de morts (56 millions pour la seconde guerre), le développement de l’arsenal nucléaire depuis, pourrait mener même à l’extinction de l’humanité. Ce présent retour au nationalisme relève peut-être de l’oubli et de ce danger pourtant bien présent. Par ailleurs, comment donner une réponse nationale au dérèglement climatique alors que la problématique est globale ? Quoi que l’on fasse dans une nation pour contrer ce danger, si les autres n’en ont cure, cela demeurera une goutte d’eau dans le sable. Peut-être qu’avec l’élection de Joe Biden et son intention de réintégrer l’Accord de Paris, assisterions-nous à une nouvelle trame ?

Pour Harari, l’urgence est de déposer ces attitudes nationalistes qui n’ont aucune réponse à des phénomènes qui peuvent détruire toute la civilisation. L’obligation est de passer, après la constitution de l’écologie mondiale, l’économie mondiale et la science mondiale, à la mondialisation du politique, à savoir donner plus de poids au sein des pays, des villes, aux problèmes d’intérêts mondiaux. 

La religion

Si le sentiment nationaliste est de peu d’intérêt pour résoudre les problèmes actuels, Harari se pose la question de savoir si les religions traditionnelles peuvent nous aider à unir le monde ? Car de l’origine des temps, christianisme et islam pensaient en terme mondiaux et non locaux, avec des intérêts liés aux questions de la vie. Ont-elles cependant une pertinence à l’heure actuelle ? Pour Harari, même si les religieux concernent des populations beaucoup plus importantes que les laïcs, au fil des siècles, les religions ont perdu de leur pouvoir sur autrui au profit de la science et de la technique. D’ailleurs, c’est aussi pour cette raison entre autre que le monde a tendu vers une seule civilisation (plus personne ne va voir un prêtre pour une maladie mais un médecin, en agriculture, en cas de sécheresse ou d’invasion d’insectes, on a recours aux pesticides ou irrigation, et plus aux prières, etc). Lorsque les choses marchent, tout le monde les adopte. C’est ainsi que la science s’est imposée au monde.

Même si de prime abord, les Etats-Unis, l’Iran, Israël, l’Arabie Saoudite… se réfèrent à la religion, il ne s’agit que d’apparence : la science dicte les solutions politiques en premier ressort (il n’existe pas d’économie chrétienne, musulmane, juive ou hindoue…). Tout est histoire d’habillage.

Quant aux problèmes d’identités religieuses, il s’agit d’habillage personnalisé à chaque religion (croix, kippa, foulard, prières, lieux de cultes, etc). Cependant, c’est sur ces habillages que s’appuient des gouvernements modernes pour préserver une identité nationale unique. Ainsi en est-il du wahhabisme en Arabie Saoudite, du judaïsme en Israël, de l’islam chiite en Iran, du catholicisme en Pologne. La religion reste entre les mains du pouvoir politique qui en fait une identité nationale, ce qui demeure un problème pour le XXIème siècle car les identités sont source de conflits qui peuvent aboutir à des guerres. Ces identités religieuses sont d’autant plus graves qu’elles menacent aujourd’hui l’intégration de l’UE qui se voulait multiculturelle. 

L’immigration

Malgré que la mondialisation a réduit considérablement les différences culturelles à travers la planète, deux positions extrêmes s’affrontent à l’heure actuelle. Concernant l’immigration en Europe, une position y est favorable et l’autre prêche même le même départ de celle existante. Harari considère l’immigration comme un accord avec trois conditions : 

  1. Le pays d’accueil laisse entrer les migrants
  2. En contre-partie, les immigrés doivent embrasser au moins les normes et valeurs centrales du pays d’accueil, même si cela les oblige à abandonner certaines de leurs normes et valeurs traditionnelles
  3. Si les immigrés s’assimilent, ils deviennent avec le temps des membres égaux et à part entière du pays d’accueil. « Eux » deviennent « Nous ». 

Concernant le premier point, les anti-immigrationnistes relèvent que l’entrée dans les territoires européens sont une faveur et donc les personnes doivent s’assimiler entièrement pour avoir droit à être traité en égal. De plus, chaque pays dispose du choix de la population qu’il compte accepter (Israël les juifs, les Polonais les chrétiens…). Si cela n’est pas possible, les anti-immigrationnistes plaident pour le retour dans leur pays et la fermeture des frontières. 

Pour les immigrationnistes, pour qui les frontières doivent rester ouvertes, si les migrants ne s’intègrent pas, c’est qu’il y a une part de responsabilité du pays d’accueil. En ce qui concerne les immigrés de troisième et quatrième génération, les anti-immigrationnistes relèvent qu’il a fallu des siècles à d’autres pays pour assimiler les immigrés (Etats-Unis, Chine, etc). 40, 50 ou 60 ans ne seraient donc pas suffisants. Pour Harari, le débat européen sur l’immigration n’est pas tranché. Les personnes qui viennent de sociétés patriarcales pour des sociétés libérales, doivent-ils devenir féministes ? Doivent-ils abandonner leurs codes vestimentaires (kippa, foulard, croix…), ou habitudes alimentaires ? Si les valeurs de l’Europe sont la liberté et la tolérance, y a-t-il matière à polémiquer sur ces points ? Par ailleurs, si l’immigration touche aux valeurs des européens en terme de liberté et tolérance par des populations massives intolérantes, alors les européens, quelque soit leur position, seront intransigeants sur la question de l’immigration. 

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Enfin, une autre partie du débat lorsque l’on évalue le Deal de l’immigration, est qu’il suffit qu’une poignée de personnes viole certaines barrières pour que l’ensemble en subisse les conséquences. Ainsi, les terroristes qui ont embrasé certaines villes européennes, au nom de Dieu, ont remis en cause l’ensemble des musulmans, par certains.

En conclusion, Harari sur ce chapitre de l’immigration, précise que cette question n’est pas encore tranchée en Europe. Les positions des anti immigration ne peuvent être traités de fascistes, et celle des pro immigrations d’être responsable d’ « un suicide culturel ». C’est une question de discussion entre deux positions politiques légitimes, dont la solution passe par les procédures démocratiques. Malgré cela, il semble difficile pour l’Europe d’adopter une position, de garder ses frontières ouvertes sans être déstabilisée par des gens qui ne partagent pas ses valeurs. Si elle y parvient, son modèle est à copier. Si elle échoue, malgré ses valeurs de tolérance et liberté, 500 millions d’Européens aisés ne pouvant être capables d’absorber quelques millions de réfugiés démunis, alors quelles chances les hommes ont-ils de surmonter les conflits autrement plus profonds qui assaillent notre civilisation « globale » ?

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Le racisme

Pour Harari, même si le racisme n’existe plus en tant que théorie biologique, du fait que les les scientifiques sont unanimes sur la non existence des races, les différences culturelles demeurent. De nos jours, lorsque l’on parle de racisme, il s’agit en fait de « culturisme ». Or, le culturisme est bien plus malléable que le racisme, car il sous entend : si les autres adoptent notre culture, alors il n’y aurait pas de problèmes. Le culturisme puise ses préceptes dans l’anthropologie, la sociologie et l’histoire et paraît plus solide sur le plan scientifique. Trois failles cependant caractérisent le culturisme : 

  1. Une supériorité locale n’est pas une supériorité objective (c’est le cas de traits de caractères d’une communauté minoritaire dans une communauté majoritaire. Si l’ensemble fonctionne communément, introduire une culture différente sporadiquement peut être malencontreux, mais on ne peut tirer une hiérarchisation de culture).
  2. Adopter pour le culturisme des traits généraux n’a pas de sens. Harari prend l’exemple d’affirmer que la « culture musulmane est très intolérante ». Que veut dire « intolérante », à l’égard de qui ? De quoi ? Et que veux dire « culture musulmane »  ? Celle du VIIème siècle de la péninsule arabe, de l’empire Ottoman du XVIème siècle (comparativement à l’Europe occidentale, il était bien plus tolérant), ou du Pakistan au début du XXIème siècle… ? 
  3. Enfin, la troisième critique de culturisme est de généraliser les comportements et d’emprisonner les individus dans des cases, alors que c’est l’histoire individuelle qui façonne ce que l’on est. 

Le terrorisme

Pour Harari, les terroristes sont maîtres de la manipulation. Ils tuent peu, mais terrorisent des milliards de personnes, y compris des appareils politiques comme l’Union européenne ou les Etats-Unis. De 2001 à 2018, quelques 25.000 personnes sont morts du terrorisme (pour la plupart en Irak, en Afghanistan, au Pakistan, au Nigeria et en Syrie). En comparaison, la pollution de l’air tue 800.000 personnes par an. Harari se pose la question alors pourquoi des dirigeants perdent des élections à la suite d’attentats mais pas à cause de la pollution chronique de l’air ? 

La stratégie des terroristes est celle de la peur et ses conséquences sur les opinions publiques, qui vacillent, sur les forces politiques qui changent de camps, entrainant des neutres à changer d’attitude, d’où les rapports de force qui évoluent. C’est la raison pour laquelle les terroristes, manquant de moyens matériels, font tout pour que leur action relève du théâtre et soit spectaculaire.

« Le cas du terrorisme remet en cause la légitimité de l’autorité politique car les Etats modernes ont assis la leur sur la promesse explicite de ne tolérer aucune violence politique, à l’intérieur de leurs frontières ». « Pour répondre à la peur, l’Etat est conduit à riposter au théâtre de la terreur par le théâtre de la sécurité en mettant en scène une puissante tempête qui souvent satisfait pleinement les terroristes ». Par ailleurs, « c’est notre terreur intime qui nourrit l’obsession médiatique du terrorisme et pousse les Etats à sur réagir ».

Yuval Noah Harari met en garde contre l’hystérie suscitée par la peur du terrorisme, car si l’Europe change sa politique basée sur des valeurs multiculturelles en raison d’une poignée de fanatiques, cela donnerait à ces derniers un poids plus important qu’il n’est, et entraverait les décisions de l’avenir de l’humanité. 

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