Tunnel Maroc-Espagne : Projections d’avenir
« Celui qui ne sait pas d’où il vient ne peut savoir où il va », pensait à juste titre Otto von Bismarck. Face à un sujet d’actualité brûlante comme celui du tunnel sous le détroit de Gibraltar, il y a deux démarches, la première, rendre compte des faits et pas plus que cela ; la seconde, plus qualitative, va plus loin que les faits eux-mêmes et tout en ouvrant des perspectives d’avenir, rappelle aussi les acquis et les projections du passé pour rendre compte des propositions faites auparavant.
Depuis la nomination, il y a quelques mois de cela de AbdelKébir Zahoud, directeur général de la Société nationale d’étude du détroit de Gibraltar, relevant du ministère de l’Équipement et de l’Eau et le déblocage par l’Espagne d’une ligne de 750 000 euros dans son budget 2023 pour lancer de nouvelles études de faisabilité, le projet est sur les rails.
En effet, la commission mixte hispano-marocaine se réunit désormais à une cadence accélérée pour faire le point sur l’avancement des études. Il consiste en la construction d’un tunnel d’environ 40 kilomètres qui reliera les deux pays. Lors de la réunion de haut niveau qui s’est tenue en février dernier à Rabat, la société espagnole en charge des études (Secegsa) et son homologue marocaine la SNED ont convenu d’« accélérer les études du projet de liaison fixe du détroit de Gibraltar qui a été lancé il y a quarante ans. Un projet stratégique pour l’Espagne et le Maroc, mais aussi pour l’Europe et l’Afrique ».
Le tunnel qui devra s’étendre sur 42 km, dont 27,8 en sous-marin et 11 en souterrain (38,67 km au total), entre la pointe de Paloma à Tarifa et la pointe de Malabata dans la baie de Tanger, est désormais vu comme une urgence malgré un coût initial élevé du projet.
Dans les projections, le tunnel pourrait voir le jour en 2030-2040. Il comporterait deux tunnels à voie unique, d’un diamètre d’environ 7,9 mètres chacun, et d’un tunnel de services de 6 mètres de diamètre. Les trois espaces seraient reliés par des passerelles transversales à intervalles réguliers de 340 mètres, dont 100 mètres dans la zone de sécurité.
Aujourd’hui que toutes les intervenants s’accordent à reconnaître qu’à terme, le tunnel aurait un impact considérable sur les relations commerciales entre l’Europe et l’Afrique, favorisant un meilleur trafic de marchandises, une plus grande productivité des entreprises et la délocalisation et la création d’entreprises, il est intéressant de revenir aux projections effectuées il y a plusieurs années de cela et qui justement détaillaient les bienfaits qui devaient accompagner la réalisation de ce projet, alors que la plupart des voix s’élevaient pour insister sur les difficultés majeures et sur le coût de sa faisabilité.
C’est le cas du docteur Mustapha Mechiche Alami qui avait de la liaison fixe, l’un de ses principaux chevaux de bataille pour relier l’Europe de la prospérité à l’Afrique du sous-développement dû à l’exploitation et à la prédation de ses ressources nationales.
Déjà, le spécialiste avait tiré la sonnette d’alarme au cours de la 5ème Conférence des bassins de la Méditerranée et de la mer Noire, organisée par le Conseil de l’Europe et qui s’était tenue les 25-27 février 1999 à Marmaris (Turquie) : « La coopération décentralisée euro-méditerranéenne ne peut être que bénéfique pour les deux rives. Ceci est d’autant plus logique que le Maroc, donc la rive sud de la Méditerranée, se trouve à 12 km de l’Europe. En effet, par le détroit de Gibraltar, le Maroc est une passerelle entre les deux continents ».
L’élu communal de Kenitra à l’époque s’interrogeait d’ailleurs sur les retards pris pour lancer le projet de tunnel entre le royaume et l’Espagne : « Il est étonnant que les États concernés et l’Union européenne n’aient pas encore sérieusement œuvré pour la construction d’un tunnel reliant les deux rives. D’autant que toutes les études correspondantes sont déjà réalisées ! »
Plus loin encore dans le passé, Mustapha Mechiche Alami avait multiplié les interventions au cours de manifestations consacrées au sujet, que ce soit au cours du Colloque international sur la faisabilité d’une communication fixe à travers le détroit de Gibraltar qui s’était tenu à Madrid du 9 au 13 novembre 1982, ou bien encore la rencontre de Tanger. A chaque occasion, l’ingénieur et économiste appelait à une vision à long terme d’un projet dont les bénéfices n’étaient pas évidents à l’époque mais qui aujourd’hui deviennent une réalité :
« Dans une vision de développement lucide, il faut toujours privilégier une prospective un peu audacieuse, qui se projette dans le long terme et même le très long terme. Dans les discussions qui avaient lieu dans les années 90, on évoquait l’an 2000, mais quand je parlais de l’horizon 2020 ou même 2030, je ressentais un certain scepticisme dans le regard de l’assemblée, mais cela est dû au fait que la faisabilité réelle exige une certaine façon de penser les problèmes, qui est différente de l’approche traditionnelle.
« A l’époque déjà, nous insistions sur la portée intercontinentale du tunnel, notamment dans sa profondeur africaine et son prolongement européen au-delà de l’Espagne. Aujourd’hui avec le port de Tanger Med et la construction d’une autoroute transsaharienne qui va de Dakhla vers les pays d’Afrique australe en traversant la Mauritanie et le Sénégal, nous sommes dans une logique ouverte sur l’avenir. »
En tant que représentant de l’Association marocaine pour le conseil de l’ingénierie , il a toujours milité pour l’intégration de la dimension africaine dans le projet. « Sur le plan géopolitique, je reviens sur le volet africain du projet, sachant que de nombreux pays enclavés comme le Niger, le Tchad, le Burkina Faso pour ne citer que ceux-là sont justement ces pays dont l’isolement est en grande partie responsable du sous-développement de la région qui ont besoin de voies de communication avec le monde extérieur puisqu’ils possèdent le plus gros potentiel de minerais précieux indispensables à la technologie du futur.
« Je pense que ce sont ces pays pour lesquels une telle liaison à travers la Transsaharienne apportera peut-être des solutions censées les désenclaver pour leur permettre d’avoir une communication efficace avec le monde extérieur et notamment l’Europe ».
Une vision du monde qui rejoint les dernières alertes portées par des intellectuels et des défenseurs d’un autre système d’échanges entre le Sud et le Nord.
Dans sa Réinvention de la frontière au XXIe siècle, Steffen Mau met en garde contre la tentation de repli qui marque aujourd’hui les politiques de pays du Nord qui ont transformé leurs frontières en machines de tri. Avec l’aide de la numérisation et des nouvelles technologies de contrôle, elles se muent en smart borders, chargées de distinguer les voyageurs souhaités de ceux qui sont jugés indésirables. Ainsi, seuls quelques privilégiés bénéficient d’une liberté de circulation mondiale, tandis que pour le reste de la population, les frontières restent fermées.
En s’appuyant sur des exemples précis, le professeur de macrosociologie à l’Université Humboldt de Berlin – à qui la Fondation allemande pour la recherche Deutsche Forschungsgemeinschaft (DFG), a décerné le prestigieux prix Gottfried Wilhelm Leibniz, en reconnaissance de ses analyses sociologiques novatrices des transformations sociales de notre époque – analyse dans son ouvrage les formes, les fonctions et les symboliques de ces nouvelles frontières qui sont à rebours de l’image répandue d’un monde contemporain entièrement ouvert, et par là même, il met le doigt sur la façon dont elles établissent des inégalités face à la mobilité.