Youssef Chahed ou l’ascension de la nouvelle droite tunisienne

 Youssef Chahed ou l’ascension de la nouvelle droite tunisienne

Lundi 29 août


La déclaration de politique générale du nouveau chef du gouvernement Youssef Chahed est un évènement majeur qui n’a intéressé la plupart des observateurs que sur le plan de la forme qui rompt certes avec l’orthodoxie stylistique des discours de ses prédécesseurs. Pourtant, en lisant entre les lignes, il s’agit de l’acte fondateur d’une nouvelle droite tunisienne, sûre d’elle et profondément néolibérale.




 


« En politique, le terme de droite désigne généralement l'ensemble des courants politiques ayant une doctrine, une tradition ou une idéologie plutôt conservatrice, économiquement libérale ou non. La droite manifeste un certain attachement à l'ordre, considéré comme juste ou comme un moindre mal, et réprouve les changements brusques sur les questions de société ». Gardons par exemple cette banale définition en tête, à mesure que l’on écoute le discours de Chahed devant les députés, salué comme « impressionnant » par de nombreux médias de la place. Ainsi notre confrère Business News va même jusqu’à avancer que « Youssef Chahed est ce que l’on peut appeler une pure émanation de la révolution » (sic), s’appuyant simplement sur son relatif jeune âge.


Il est en réalité impressionnant à quel point le discours de Chahed dit l’inverse de ce qu’il prétend. Après une ouverture des plus pieuses par un verset du Coran autour du sujet de la réforme (« al-islah »), dès son entame, le discours du quadra revendique une appartenance à la révolution de la Dignité, « une joie et une fierté rapidement entachées par la crise », estime Chahed, qui enchaîne en « lui disant sa vérité au peuple tunisien ». « Que s’est-il passé ? » se demande-t-il d’une façon oratoire, avant d’établir un diagnostic décomplexé que même un Sarkozy en France n’oserait probablement pas faire en ces termes.


 


Essentialisme et méritocratie : si vous êtes pauvres, c’est de votre faute !


Ainsi, premier sur la liste des responsabilités de la crise post-révolution, le Tunisien qui, paresseux, « n’a pas travaillé comme il fallait… sa productivité est en déclin ». Il cite en deuxième lieu la progression de la corruption. Plus loin dans son discours, il insistera surtout sur le fait que lorsqu’il y a corruption, il y aussi un citoyen qui concède à donner de l’argent. Troisième sur la liste, le citoyen encore, qui aurait mal saisi le sens de la liberté : « cet acquis qu’est la liberté s’est trop souvent transformé en anarchie et en chaos. La liberté, ce n’est pas de ne pas payer sa facture d’eau et d’électricité, de brûler les feux rouges, et de jeter les ordures dans la rue ».  


La liberté enfin selon Chahed, « ce n’est pas de diffamer les autres et de porter atteinte à leur honneur », manifestement une allusion à la liberté de la presse. « C’est cela notre vérité que nous vivons depuis cinq années », conclut péremptoire Youssef Chahed, avant d’ajouter un dernier responsable de la crise : la fonction publique, qui a vu ses rangs s’agrandir de 112 mille nouveaux recrutements.  


Parfois digne d’une leçon de catéchisme pour enfants, cette introduction omet consciemment ou non six décennies de pouvoir absolutiste, népotique du parti unique, l’évasion fiscale, l’affairisme et la culture de kleptocratie au sommet de l’Etat, ainsi qu’un modèle d’investissement basé sur un modèle régionaliste qui ne sera qu’à peine effleuré par Chahed qui met cela, une fois de plus, sur le compte du climat post-révolution.


Pour le reste, le discours consiste en une préparation des esprits aux classiques « mesures douloureuses » dont parlent les droites (et plus récemment les gauches libérales) dans le monde entier, selon les mêmes recettes « fiscally conservative » en vigueur depuis un siècle en Occident, lui-même en crise. « Douloureuses pour qui ? » rétorquent à juste titre les députés du Front Populaire, les seuls à s’émouvoir de ce véritable manifeste de droite dure auquel ils ont assisté.   


 


Dans son discours de victoire en 2007, pour se distinguer de la droite dite « sociale » et gaulliste de Chirac, Nicolas Sarkozy avait lancé un appel remarqué, jugé à la limite de la provocation par la presse de l’époque :


« Je veux lancer un appel à nos amis américains pour leur dire qu'ils peuvent compter sur notre amitié qui s'est forgée dans les tragédies de l'Histoire », ce qui annonçait un tournant idéologique atlantiste majeur, sous mandat néconservateur US.  


Toutes proportions gardées, nous sommes en face du même type de déclaration d’intention droitière désinhibée, lorsque Chahed évoque les relations de la Tunisie avec le Fonds monétaire international : « C’est nous qui sommes allés solliciter le FMI, et non l’inverse », insiste-t-il, sur le ton de la justification.


 


Depuis 2011, si le désormais libre débat d’idées en Tunisie a permis aux mouvements et jeunesses de gauche de se structurer, il a surtout vu l’arrivée massive puis l’essor des idées néolibérales. AIESEC (Association internationale des étudiants en sciences économiques et commerciales), ATUGE (Association des Tunisiens des Grandes Ecoles) et toutes sortes d’organismes faisant l’apologie des vertus du leadership entrepreneurial vendent du « rêve » et des success stories aux jeunes de façon infiniment plus active, suivis en cela par des events récurrents très suivis tels que TedX Carthage qui font la part belle au patronat. Nous leur devons le hashtag "#génération_BCE".   


Dans ce climat de jeunesse dépolitisée et d’essor et de normalisation de la droite volontariste la plus kitsch, pas étonnant qu'une grande partie de la presse locale continue de s'enthousiasmer pour Chahed à coup de superlatifs. Lundi le fringant chef de gouvernement se rendait, caméras embarquées à la salle d’opérations du ministère de la Défense pour « suivre les derniers développements des opérations antiterroristes au Mont Sammama ». Gageons qu’en politique, nous entrons dans l’ère de l’hyper communication, plus démystifiée dans les pays occidentaux que dans les pays en voie de développement.  


 


S.S