Victoire de Kais Saïed : Premières théories du complot
Encore comme sonnées par l’ascension fulgurante de Kais Saïed et sa victoire qu’ils n’ont pas vue venir, certaines élites intellectuelles du pays se saisissent des outils typiques de l’incompréhension, dont les appels inquisiteurs et les théories de la conspiration qui viennent de faire leur apparition. Décryptage.
Dès le 16 septembre, au lendemain des résultats, l’universitaire Maher Gaida eût une intuition qu’il traduit dans ce statut :
« Beaucoup de jeunes ont voté pour Kais Saïed. Pourquoi ? Lesquels ? Comment KS a-t-il pu les atteindre massivement ? Vous pensez que ces jeunes se reconnaissent dans le discours laconique de ce KS ? Ces jeunes, ceux de la génération digitale, ceux ouverts sur le monde et la technologie peuvent-ils être endoctrinés aussi facilement alors que d'autres candidats comme Mraihi, Safi Saïd ou Abbou étaient beaucoup plus anti système et beaucoup plus éloquents ? Le vote sanction n'est pas la bonne réponse ? Elle est insuffisante et peu convaincante !
Nous devons chercher la réponse ailleurs et pénétrer ces réseaux fermés (auxquels ni vous ni moi avons accès) qui ont permis de faire basculer autant de jeunes, surtout les nouveaux inscrits dans le piège des LPR. A mon avis ces gens ont été manipulés par tout un réseau de blogueurs dédiés à cette tâche et pour lesquels ni vous ni moi n'avons été mis dans la boucle.
Kais Saïed a bénéficié d'une machine occulte.
En effet, ce n'est pas avec son discours haché ou par ses quelques visites de café à Dguèche qu'il a capté l'attention d'autant de gens et de jeunes instruits.Ni même par son programme populiste à 2 sous, qu'il a attiré vers lui 600 000 personnes… Pourquoi aucun de ses messages, de ses programmes ou de ses discours ne sont parvenus à nous ? Posez-vous la question. Il y a autre chose autrement plus grave dans ce pays.
Mathématiquement et scientifiquement la couverture médiatique et politique de KS ne peut aboutir à un tel résultat. Qui sont ses soutiens ? Ne me dites pas que les quelques cellules plumées ont fait le travail pour lui.
Zbidi avec toute la propagande médiatique et les moyens mis à sa disposition a atteint à peine la moitié des électeurs de Kais Saïed. A mon avis, une enquête doit être diligentée !
Il faut voir les pages sponsorisées et qui est derrière. D'où vient le financement occulte, qui est derrière le réseau tissé, quels sont les messages échangés et les promesses réalisées… Nous ne pouvons laisser notre pays à la mafia et ou aux intégristes ! Réveillons-nous. La manipulation est grossière et grandiose… ».
« Réseaux fermés », « machine occulte »… Le diagnostic et les intuitions sont sans doute pertinentes et valides, mais les conclusions sont pour le moins hâtives et procèdent par syllogisme et incrimination inquisitoire.
Le 18 septembre, l’expert en géopolitique Rafaa Tabib y allait à son tour de sa réflexion, en publiant en deux parties un statut, largement repris par les médias nationaux, que nous pouvons condenser en ces termes :
« La campagne de Kaïs Saïed s’est appuyée sur des moyens que seules de grandes firmes internationales qui travaillent sur les réseaux sociaux peuvent avoir. « Cambridge Analytica », est notamment connue pour ses liens avec les milieux de l’ultra droite et de certains services de renseignements. Cette entreprise a par exemple été pour beaucoup dans la campagne de Donald Trump et dans celle du Brexit. Seules des entités de cette envergure possèdent la possibilité de manipuler les populations à travers Facebook, en s’appuyant sur les algorithmes assez compliqués comme le « micro ciblage politique », qui sont des applications dont ne dispose pas n’importe qui puisque faisant partie des « méta données ».
De telles manœuvres ne sont jamais gratuites et visent à ébranler la souveraineté des pays ciblés, surtout les pays comme le nôtre soumis aux influences des puissances étrangères. De telles pratiques ont donné de grands résultats en 2011 en faisant de la Tunisie, non pas seulement un « laboratoire démocratique », mais aussi le premier pourvoyeur de terroristes qui ont ébranlé les puissances de la région du moyen Orient ».
Nous avons soumis ces réflexions à des proches de la campagne de Kais Saïed, avec pour seule réaction de déclencher chez eux une grande hilarité.
Etat de déni et mythes algorithmiques
Depuis le printemps 2019, nous avions pourtant couvert plusieurs sondages qui donnaient Kais Saïed et Nabil Karoui dans le peloton de tête, ces deux outsiders alternant régulièrement entre 2ème et 3ème place, mais ne récoltant que le déni et l’opprobre jeté sur les instituts de sondage.
Nous savons que ces dernières années, l’algorithme qui régit l’accueil Facebook a progressivement évolué de telle sorte qu’il est désormais possible de vivre dans une bulle, en n’étant soumis qu’à ses propres préférences de consommation, y compris de consommation politique. Ainsi Facebook peut décider pour nous de la visibilité des uns et des autres, selon son algorithme.
Ce dernier, auparavant appelé « Edgerank », dicte également qui voit vos publications et qui ne les voit pas.
Loin d’être arbitraire, ce fonctionnement trouve son bienfondé dans l’époque où Facebook avait implémenté son algorithme il y a 9 ans, en 2010, lorsque l’enjeu pour le réseau social était de faire face à l’afflux des inscriptions sur la plateforme, de la surabondance de publication de contenu et donc un fil d’actualités potentiellement trop dense et confus.
D’où la stratégie de proposer du contenu personnalisé et adapté aux intérêts de ses utilisateurs, mais aussi de cibler les publicités, véritable nerf de la guerre permettant la gratuité du site.
En 2016, l'implication du double opportunisme de Facebook et de sociétés tierces comme Cambridge Analytica a bien été établie, conscientes de l’évidente manne financière que cela peut générer en termes de vente de bases de données, le contrat d’utilisation et de vie privée étant resté laconique à ce sujet.
Depuis, on sait aussi que Mark Zuckerberg avait dû être auditionné par le Congrès américain, que Facebook avait dû payer une amende record de 5 milliards de dollars en juillet 2019, et que Facebook s’est engagé le mois suivant à renoncer progressivement aux algorithmes et à recruter des journalistes pour sa rubrique « actualités ».
Mais cette affaire n’a pas grand sens dans le contexte de la Tunisie, de son hypothétique « déstabilisation », de Kais Saïed et encore moins de ses 600 mille électeurs qui sont probablement le dernier des soucis de Cambridge et consorts.
Clandestinité et discipline, une recette éculée
En mai 2014, nous avions été l’un des rares médias, sinon le seul, à couvrir la libération d’Imed Dghij, l’une des figues clés pour comprendre le phénomène Kais Saïed. Dans le faubourg défavorisé de la capitale qu’est le Kram Ouest, Dghij était alors arrivé en cortège, reçu par un accueil populaire d’une grande ferveur, sous forme de pied de nez aux autorités.
Issu des supporters ultras des stades de football, il est une figure honnie des modernistes en Tunisie qui voient en lui l’incarnation d’un crypto salafisme. Aujourd’hui, ce professeur de mathématiques et ancien combattant en Irak dans les années 90 ne se cache pas d’être l’un des architectes et artisans de la victoire de Kaïs Saïed, en ayant convaincu le juriste de se présenter à l’élection depuis 2016, même si dans les dernières semaines le candidat de la « Coalition al Karama » (dignité en arabe), Seif Eddine Makhlouf, fut préféré à Saïed.
Les milieux underground du piratage informatique savent par ailleurs que ce monde est clivé en Tunisie entre les cyber anarchistes tout court (Takriz, Parti pirate tunisien, etc.), et les cyber anarchistes conservateurs pro islam (Fellagas, etc.). Efficaces, ceux-ci sont aussi réputés pour leur savoir-faire quand il s’agit de mener des attaques groupées, comme le montre d’ailleurs l’attaque du site Elhiwar Ettounsi, hacké dans la nuit de jeudi à vendredi, une attaque qui fait suite à ce que les partisans de Kais Saïed considèrent comme une campagne de diffamation de leur candidat, et ce après qu’un désabonnement massif ait fait perdre à la chaîne des centaines de milliers d’abonnés sur Facebook.
Face à la forte adversité rencontrée dans une société donnée, l’action politique et sociétale a depuis toujours opté pour l’organisation discrète, secrète, occulte, ou semi-clandestine type « low profile » jusqu’à ce que ses buts soient atteints. Il est intellectuellement confortable que, face à ce que l’on n’a pas su anticiper, des cerveaux pourtant instruits se réfugient dans le conspirationnisme comme mode de raisonnement. Dans son essai « L'opium des imbéciles » : un essai sur la question complotiste, paru le 11 septembre courant aux éditions Grasset, Rudy Reichstadt a sciemment choisi un intitulé sous forme d’électrochoc, à juste titre.
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