Une justice transitionnelle réussie est un gage de relance économique

 Une justice transitionnelle réussie est un gage de relance économique

Une dizaine de jours séparent le coup d’envoi de la Conférence internationale sur l’investissement de la séance inaugurale des auditions publiques des victimes de violations des droits humains en Tunisie, les 17 et 18 novembre prochains. De nombreux investisseurs y sont attendus de pied ferme par un pays économiquement en crise. Certains voudraient faire croire, à la faveur d’un raisonnement simpliste, que le second évènement serait un parasitage néfaste pour le second. Pourtant, un observateur averti, au fait des expériences de justice transitionnelle dans les dizaines d’autres pays qui nous ont précédé, ne peut que conclure qu’une justice transitionnelle réussie, c’est bon pour le business !


La tenue imminente des séances d’audition publiques, organisées sous l’égide de l’IVD, va jouer un rôle crucial dans l'amélioration de l'image de la Tunisie, jusqu'ici associée au terrorisme. 


Que demandent les investisseurs et pourquoi ils ne se bousculent pas au portillon jusqu'ici après avoir promis un engagement résolu au lendemain de la révolution ? Ils demandent que l'Etat tunisien engage des réformes institutionnelles qui garantissent un Etat de droit, une justice indépendante, capable de protéger leurs droits face à la pieuvre de la corruption ; et c'est seulement alors qu'ils peuvent faire confiance et investir.


Lorsqu'un pays se donne les moyens de confronter les violations commises dans le passé et d'y apporter des solutions d'apaisement par la conciliation ; lorsqu'il se donne les moyens de réformer ses institutions et d'assainir son administration en en extirpant les fonctionnaires corrompus qui la prennent en otage ; lorsqu'il se donne les moyens de traiter les fractures sociales qui minent le climat politique en offrant des perspectives à ses jeunes désespérés, proies faciles happées par les réseaux terroristes ; lorsqu'il se donne les moyens de traiter son passé despotique non par l'amnésie et le déni mais par le travail de mémoire ; alors il peut inspirer confiance et attirer des investisseurs tant locaux qu'étrangers.


Et c'est là exactement le mandat de l'IVD et l'objet de la justice transitionnelle : rétablir la confiance des citoyens dans les institutions de l'Etat, réduire les fractures sociales par la conciliation, oser les réformes tant réclamées en se dégageant de l'emprise du système mafieux ; c'est précisément cela qu'attendent des Tunisiens les partenaires étrangers qui accompagnent la transition démocratique depuis le début et ne voient rien venir.


Lorsqu’en 2015, la Tunisie a été nobélisée, elle le fut en somme avant de transformer l’essai, sorte d’incitation implicite du jury du Nobel et de la communauté internationale à parachever sa transition, étant sur la bonne voie.


Sans mêmes attendre des résultats définitifs, le simple fait que la Tunisie s'engage dans ce processus résolument est en soi un gage qui inspire confiance. Mais les signaux qui viennent de l'Exécutif sont loin d'être rassurants, et donnent le sentiment que la volonté d'en découdre avec le système de corruption n'est pas évidente, pas plus que le soutien au processus de justice transitionnelle qui rencontre de nombreux obstacles.


Lorsque le législateur tunisien donnait à l’IVD le mandat de s’atteler aux violations économiques et aux dossiers liés à la corruption, c’est précisément parce que la révolution a déposé un régime kleptocrate qui avait méthodiquement phagocyté les richesses du pays et grevé son développement.   


Soupçonnés ou poursuivis pour des affaires de malversations et de corruption, certains hommes d’affaires locaux, auteurs de crimes et délits financiers, ont par ailleurs d’ores et déjà compris l’intérêt pour eux de bénéficier du mécanisme d’arbitrage prévu par la loi régissant la justice transitionnelle, tout comme l’Etat qui le 15 juin dernier déposait à l’IVD 685 dossiers où il sollicitait l'arbitrage de l'IVD en tant que victime de spoliation des deniers publics. 


Et à en croire les témoignages encore réguliers de nombreuses victimes du despotisme à travers les cadres peu adaptés des réseaux sociaux et des plateaux médias, la page du passé n’est pas encore tout à fait tournée, d’où la persistance du malaise social et les menaces qu'il fait peser sur une transition encore fragile.


Cependant, d’une maturité et d’un civisme exemplaires, la plupart de ces victimes ne font preuve d’aucun désir de vengeance. Le 17 novembre prochain des récits, des voix et des visages d’hommes et de femmes vont illustrer ces violations systématiques commises au nom de l'Etat à travers des épisodes douloureux, longtemps tus, de notre histoire récente. Quelle meilleure démonstration de courage la jeune démocratie tunisienne peut-elle faire valoir à destination de l’opinion internationale ?


« Il nous faut considérer la phase de la transition dans son ensemble, a affirmé Ghazi Jeribi, ministre de la justice, le 3 novembre dernier. C’est dans ce processus transitoire global que s’inscrit la justice transitionnelle. La Tunisie a fasciné le monde entier lorsqu’elle a réussi à engager un processus de justice transitionnelle et à charger une Instance pour la mettre en œuvre; cette approche audacieuse tranche avec tous les autres pays de la région, mais aussi d’autres pays à l’échelle internationale où les transitions ne sont jamais aisées, rarement pacifiques ».


 


La vérité comme préalable à l’assainissement du climat des affaires


En 2004, lorsque dans le cadre d’un processus de justice transitionnelle perfectible, le Maroc voisin avait pu regarder en face les violations commises tout au long des « années de plomb », cela avait signé non seulement l’entame d’une démocratisation réelle, mais aussi dans la foulée l’entrée dans une phase de croissance économique d’une ampleur inédite pour un royaume décomplexé, comme délesté du poids et de l’image d’un autoritarisme démystifié.  


A contrario, aujourd’hui des voix s’élèvent en Espagne, pays qui a choisi pour modèle celui de l’oubli, pour réclamer une commission vérité sur les crimes de la dictature franquiste, plus de soixante-dix ans après les faits, expliquant que l’amnésie est non seulement responsable d’une culture de la corruption endémique et chronique dans ce pays, mais aussi de relents séparatistes persistants.


Après avoir été un motif de fierté partout dans le monde au lendemain de la révolution de la Dignité, l’identité tunisienne, enfin débarrassée de l’image de l’Etat policier, ne devrait pas basculer dans l’association au terrorisme. Les auditions publiques des victimes des années de braise sont l’occasion d’envoyer un message tout autre aux investisseurs.


Car concrètement, la justice transitionnelle offre un arsenal de mécanismes permettant de rétablir la confiance des jeunes générations en « leur Etat », cet Etat dans lequel eux ou leurs parents et ancêtres n’ont vu que le bâton de la répression. Via la Commission d’examen fonctionnel (« vetting ») et de réforme des institutions, l’IVD s’attelle par ailleurs à formuler des recommandations et solutions viables en matière de lutte anti-corruption.


A travers sa Commission réparation et réhabilitation, l’IVD ambitionne de mettre en place un programme de réparation avant-gardiste, qui en sus des réparations individuelles tiendra compte de la dimension collective des dossiers des « régions victimes » qu’il s’agit de sortir de façon durable de la marginalisation et d'en impulser le développement.   


Dans ces conditions, qui peut encore craindre que la justice transitionnelle ne soit un frein aux investissements ? Dans son rapport « All in the family » (2014), la Banque Mondiale expliquait en quoi le modèle économique libéral prôné par le système Ben Ali était un libéralisme biaisé par une donne népotique et mafieuse, qui a produit durant plusieurs années une croissance compromise.  


Réinvestir sur une transition bancale ou bâclée serait prendre le risque de miser sur un chaudron social. Processus régi par une institution constitutionnelle indépendante, conforme aux standards internationaux en matière de protection des victimes et des auteurs de violations, la justice transitionnelle permet de tourner la page du passé sans raccourcis faciles ni tentation de remettre à plus tard ce qui peut être accompli aujourd’hui.


Regardant son passé en face sans faux-fuyants, c’est une Tunisie moderne et sereine qui accueillera ceux qui voudront soutenir un pays en pleine reconstruction économique et morale, un pays qui rompt avec un modèle de développement inique qui a prévalu jusqu’ici et qui se donne les moyens de le réformer. 


 


Seif Soudani