Une commémoration du 14 janvier dominée par les enjeux électoraux

 Une commémoration du 14 janvier dominée par les enjeux électoraux

Abdelkrim Harouni


Dans une Avenue Habib Bourguiba interdite à la circulation, en ces huitièmes commémorations de l’anniversaire de la révolution tunisienne, l’ambiance carnavalesque plutôt bon enfant que nous avions pu observer les années précédentes a laissé la place cette année à une certaine désillusion, voire une morosité ambiante, le tout sur fond d’extrême politisation de la rue. Décryptage. 



Le parti salafiste Ettahrir a pu défiler hier Avenue Bourguiba, brandissant les mêmes drapeaux noirs que l'Etat islamique et appelant à l'instauration du califat. Une visibilité d'une ampleur que l'on avait plus vue depuis quelques temps, mais qui n'est là pour certains que pour mieux relativiser la domination d'Ennahdha qui apparaît par comparaison autrement plus modéré  


 


« Mieux vaut vivre un 14 janvier en étant en colère, en ayant faim, en ayant froid, mais en étant libre, que le vivre en étant lâche, réduit au silence, et content… ». Si ce statut sans équivoque est partagé par de nombreux internautes, il est loin de faire l’unanimité parmi les premiers perdants du changement de régime, mais aussi désormais chez de larges franges de Tunisiens sceptiques, qui ont pu s’enthousiasmer un temps pour la révolution, mais ne voient aucune raison de célébrer quoi que ce soit aujourd’hui.


Crise économique, corruption et chômage persistants, dépréciation du dinar, pénuries inédites dans les matières premières et les médicaments… Le cœur n’y est plus, et le défilé des partis politiques se professionnalise, ce qui donne lieu à une fête aux allures racoleuses.    


 


« De l’histoire ancienne »


Lundi matin, avant que ne commencent les festivités « Avenue de la révolution », avait lieu à quelques kilomètres de là l’inauguration par le président de la République Béji Caïd Essebsi de l’exposition « Before the Fourteenth, instant tunisien », au Musée du Bardo, consacrée aux moments forts ayant précédé la révolte populaire de 2011.


Sans le vouloir, le choix d’un musée pour accueillir pareille expo est aussi symbolique qu’ironique, tant l’esprit qui avait prévalu lors de cette phase de l’histoire récente du pays parait appartenir à une époque lointaine, presque révolue. Ainsi la nostalgie ne s’exerce plus dorénavant seulement envers l’ancien régime mais envers la révolution elle-même.  


 


Les Champs-Elysées tunisiens, vitrine d’une surenchère politique


Bravant le vent et le froid, les sympathisants de 4 formations politiques, dont 3 d’opposition, vont tour à tour défiler Avenue Bourguiba.


Le plus statique d’entre eux hier, « Attayar » (Courant démocratique, centre gauche), a opté pour une tente installée à l’entrée de l’Avenue, et où Samia Abbou, l’une de ses leaders star, a harangué une petite foule compacte. Si ce parti, parmi les plus irréductibles partisans d’une forme de loyauté à la révolution, détient un record de croissance en termes d’adhérents ces dernières années, sa taille modeste reste de nature à ne pas encore inquiéter le pouvoir.


Un peu plus loin, le parti al Joumhouri (ex PDP), qui a perdu son égérie Maya Jribi décédée il y a quelques mois, a choisi de capitaliser sur ses hauts faits d’armes du passé, en prenant pour tribune le balcon des locaux de l’ancienne revue d’opposition « al-Mawqef », à quelques encablures de là. Son secrétaire général Issam Chebbi y a déclaré que « la célébration du 8ème anniversaire de la révolution laisse un arrière-goût amer, mais la Tunisie est meilleure sans Ben Ali, sans les Trabelsi et sans le RCD et nous resteront fidèles aux revendications de la révolution : travail, liberté, dignité nationale », avant d’en appeler à un « sursaut électoral ».


Maigre consolation que ce baroud d’honneur pour un parti qui n’a pas su se renouveler et se retrouve aujourd’hui sans représentation à l’Assemblée.    


Plus loin encore, le Front populaire, en pointe dans l’opposition gauche radicale et à l’envergure quant à lui non négligeable, a choisi de qualifier sa marche de « contestataire », le parti étant descendu dans la rue non pas pour célébrer le 14 janvier mais pour protester, selon son leader Hamma Hammami, qui n’a pas eu de mots assez durs contre ce qu’il a appelé « la dégradation de la situation politique et socio-économique du pays, causée par des politiques fascistes et traîtres adoptées par les gouvernements successifs après la révolution ».


L’homme a assuré de son soutien total et celui du Front populaire la grève générale du secteur public, toujours prévue pour ce jeudi 17 janvier, à l’appel de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT).


C’est que face à cette vacuité de l’offre politique à même d’inquiéter le pouvoir, conjuguée à une faiblesse généralisée des institutions, l’UGTT occupe de plus en plus un rôle central dans la vie politique tunisienne, et ne cache plus son intention de peser dans les prochaines échéances électorales, quitte à proposer un candidat à la présidentielle, ce qui serait une première dans l’histoire de la centrale syndicale nobélisée en 2015.  


Ainsi le secrétaire général de l'UGTT Noureddine Taboubi a affirmé lors d'un rassemblement populaire à la place Mohamed Ali hier que l'UGTT était « concernée par les élections n'en déplaise à certains » : « nous ne sommes pas concernés par le pouvoir et il ne nous intéresse pas, mais compte tenu de la situation, nous sommes concernés par les élections ».


 


Peut-on parler de triomphalisme d’Ennahdha ?


Mais au concours implicite de la plus grande foule hier, le grand gagnant de la guerre psychologique des images était sans doute le parti Ennahdha, qui revendiquait pas moins de 20 mille « festivaliers » hier. Une victoire du moins en apparence pour le parti islamiste, soucieux d’apparaître comme résolument moderne et sans signes ni discours religieux ostentatoires, mais rattrapé par les affaires non élucidées des assassinats politiques de 2013 et de son présumé appareil paramilitaire secret.


Redoublant d’efforts ces dernières semaines, le comité de défense des deux martyrs de la gauche Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi a multiplié les révélations, les conférences de presse et les menaces d’internationaliser l’affaire face à la lourdeur de la justice locale, même si l’on a appris le 10 janvier courant que le principal accusé dans ce dossier, l’ancien militaire Mustapha Khedher, avait été accusé de meurtre, outre les 22 autres chefs d’accusations qui pèsent contre lui.


Dans ces conditions, le souci du parti islamiste dit « modéré » hier d’agréger une foule spectaculaire, qui confine à la démonstration de force, recèle en réalité une faiblesse, en ce qu’il cache sans doute une profonde anxiété de son leadership d’être à nouveau embourbé dans une lutte existentielle.  


Ne célébrant pas la révolution hier mais très actif dans ses derniers préparatifs en vue de créer un nouveau parti alternatif au moribond Nidaa Tounes, le parti moderniste que l’on dit être celui de l’actuel chef du gouvernement Youssef Chahed, qui ne porte pas encore de nom officiel à ce jour, multiplie en ce moment les meetings politiques. Ceux-ci sont menés par Slim Azzabi, principal lieutenant de Chahed dans cette aventure risquée et que l’on dit en coulisses assuré de la bienveillance de son allié Ennahdha.


Dans ce paysage éclaté sinon de désolation, du moins d’incertitude, en Tunisie l’heure est plus que jamais au manque de visibilité politique, si bien que la tenue d’élections reste elle-même hypothétique.  


 


Seif Soudani