Tunisie. Un remaniement ministériel annonciateur d’un durcissement du régime
Les théories se multiplient sur les raisons exactes qui ont poussé le président de la République Kais Saïed à se débarrasser brusquement de l’un de ses principaux lieutenants, Taoufik Charfeddine, pour le remplacer par un autre de ses fidèles à la tête du ministère régalien de l’Intérieur : Kamel Feki. Pourtant, au regard du jusqu’auboutisme croissant de la logique présidentielle, il était clair que Charfeddine n’était plus l’homme de la situation.
En dehors de sa conseillère Rachida Ennaifer dont il avait accepté la démission et documenté cette concession en octobre 2020 dans le Journal officiel (JORT), la fièvre des limogeages entrepris par chef de l’Etat n’épargne généralement la dignité d’aucun de ses collaborateurs. Taoufik Charfeddine n’a pas échappé à cette règle : quelques heures seulement après que ce dernier a annoncé en direct aux médias sa démission, la page officielle du Palais de Carthage nous apprenait que le ministre fut en réalité congédié le 17 mars, sans ménagement, de façon d’autant plus humiliante qu’elle vient contredire ses propres déclarations sur une démission.
Pour argumenter leur thèse sur le caractère non prémédité de cette éviction, d’aucuns avancent que le président Saïed avait reçu son ministre de l’Intérieur deux jours auparavant, et que l’entretien avait porté sur la gestion de routine des dossiers sécuritaires du pays. D’autres encore sont persuadés que ce limogeage fait suite à la résolution de l’Union européenne à la mi-mars, qui condamnait en des termes très fermes la dérive autoritaire et répressive de la Tunisie, annonçant au passage que l’UE comptait suspendre son soutien financier aux deux ministères tunisiens de l’Intérieur et de la Justice.
Rationnelles, ces explications omettent cependant le caractère précisément irrationnel, lunatique et imprévisible de la politique présidentielle, notamment en matière de nominations.
Une fuite en avant idéologique
Pour comprendre le semblant de logique qui régit le limogeage de Charfeddine, en plein « effort de guerre » comme l’intéressé lui-même aimait à le marteler, il faut revenir à la révocation tout aussi spectaculaire du ministre des Affaires étrangères, Othman Jerandi, quelques semaines plus tôt.
Plusieurs théories avaient également été avancées, et là aussi la thèse la plus objective était que l’homme avait servi de « fusible », de bouc émissaire, au lendemain de l’exfiltration de l’opposante algérienne Amira Bouraoui de Tunisie vers la France. Jerandi avait-il alors coopéré seul avec le Quai d’Orsay, sans en aviser Carthage ? Peu probable, dans un régime aussi centralisé que l’actuel pouvoir tunisien, un pouvoir opaque, qui communique peu et laisse planer le doute sur ces limogeages. Mais chercher dans cette direction rationnelle c’était aussi se fourvoyer.
On le sait aujourd’hui, un faisceau d’indices montrait en amont que le président Saïed n’avait pas entière confiance en son chef de la diplomatie. Ainsi des dizaines de postes restent vacants, à ce jour, dans divers ambassades et consulats clés, dont des pays aussi importants que l’Italie et la Chine, une situation jamais vue de mémoire de diplomate.
C’est dans les milieux proches de la doctrine Saïedienne, parmi ses sympathisants radicaux, que l’on trouve les thèses les plus crédibles sur les véritables raisons de l’éviction de Jerandi : globalement, l’homme n’aurait pas assez fait pour promouvoir et expliquer le bienfondé de la politique de Kais Saïed à l’étranger depuis le coup de force constitutionnel du 25 juillet 2021.
Car dans un régime persuadé d’être investi par une mission divine et « miraculeuse », s’il y a échec, c’est que les lieutenants ont failli dans leurs missions respectives, en l’occurrence expliquer aux chancelleries occidentales qu’elles se trompent sur l’actuel état de la démocratie en Tunisie, une démocratie qui « exauce enfin les désirs du peuple ».
La même paranoïa, la même insatisfaction chronique est à l’œuvre s’agissant du ministère de l’Intérieur. Début 2023, Kais Saïed avait effectué plusieurs visites inopinées sans la présence protocolairement requise de Taoufik Charfeddine, dont une à la caserne de l’Aouina et deux visites nocturnes au ministère de l’Intérieur. Face aux hauts dignitaires de ces institutions sécuritaires, il y avait réitéré un discours récurrent de la nécessité d’agir contre les spéculateurs dans le commerce et ceux qui complotent contre l’Etat.
L’utopie moraliste du projet présidentiel de « purification » du pays de tous les « corrompus » ne conçoit donc pas les bilans en demi-teinte. Un homme l’a compris dans sa gestion des manifestations de l’opposition dont il a refusé les dernières demandes de manifester : le gouverneur de Tunis, Kamel Feki, devenu aujourd’hui ministre de l’Intérieur.
Kamel Feki au Kef en 2012
Un couple proche de Kais Saïed
Ces derniers temps, Feki s’était en effet démarqué en tant que gouverneur de la politique de son chef hiérarchique direct à l’Intérieur. Sur un ton goguenard, il déclarait dès 2021 que « les riches partis politiques tunisiens devraient plutôt défiler dans le quartier huppé des Berges du Lac de Tunis », et qu’il n’autoriserait pas le Front du salut national à défiler, là où Charfeddine faisait visiblement preuve de souplesse et de latitude dans sa gestion de ce délicat dossier. Plusieurs des opposants constitutifs de ce Front sont poursuivis pour complot contre la sûreté de l’Etat dans un dossier où Saïed a d’avance verbalement criminalisé tout magistrat qui viendrait à les innocenter.
Si l’ex gouverneur Kamel Feki affiche tant d’assurance dans ses interventions dans les médias, c’est aussi parce qu’il est une ancienne connaissance faisant partie du cercle proche du président de la République bien avant que Saïed ne devienne président. Ainsi ce syndicaliste et ancien chef du Bureau de contrôle des impôts au ministère des Finances n’est autre que l’époux de Sonia Charbti, compagnon de route de Saïed depuis de longues années, lors de sa « campagne explicative » entre autres étapes ayant mené à l’intronisation du sexagénaire méconnu du grand public à Carthage.
Si Charbti est une militante pure et dure de l’extrême gauche depuis des décennies, Kais Saïed s’était quant à lui découvert une passion pour les cercles de réflexion animés par des groupuscules radicaux en marge des sit-ins de la Kasbah en 2011, au lendemain de la révolution, des rassemblements qui furent le prélude à l’impératif à l’époque d’une constituante :
En septembre 2021, lors d’une réunion dans la banlieue sud de Tunis avec des militants pro Saïed, Sonia Charbti a exposé sa doctrine de refonte des institutions de la gouvernance par le bas, une ingénierie sociale méthodique inspirée par certains aspects du mutuellisme :
Par conséquent le choix d’un homme comme Kamel Feki à l’Intérieur n’est qu’une indication supplémentaire de l’idéologisation du régime Saïedien, mais aussi de son durcissement et par conséquent d’un isolement potentiellement accru sur la scène internationale.