Tunisie. Un puissant magistrat suspendu par ses pairs

 Tunisie. Un puissant magistrat suspendu par ses pairs

Béchir Akremi

Coup de tonnerre au sein de la haute magistrature tunisienne. Souvent décrit comme étant le plus puissant magistrat en exercice ces dernières années, le juge Bechir Akremi, ancien procureur de la République près le Tribunal de première instance de Tunis, a été suspendu de ses fonctions hier 13 juillet par le conseil de l’ordre judiciaire, siégeant en conseil de discipline. Une décision prise sur fond de bataille idéologique entre progressistes et conservateurs.

Pour comprendre l’ampleur de ce séisme politico-judiciaire, il faut garder à l’esprit que Béchir Akremi était jusqu’au dernier mouvement du corps de la magistrature Procureur général de la République auprès de la Cour d’Appel de Tunis, et à ce titre procureur auprès du Pôle économique et financier et du Pôle antiterroriste.

 

Une controversée concentration des pouvoirs

Il était le plus haut gradé de ce qu’on appelle « la magistrature debout », autre dénomination donnée au ministère public. Cette concentration transversale des pouvoirs aux mains d’un seul homme était depuis longtemps décriée par les détracteurs de Akremi, notamment le très actif Comité de défense des martyrs Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi, leaders de gauche victimes d’assassinats politiques en 2013. Des avocats qui dénoncent la présumée proximité du magistrat avent le parti islamiste Ennahdha, qui aurait résulté selon eux en d’innombrables atermoiements et classement sans suites de diverses affaires à caractère terroriste.

Le conseil de discipline a donc décidé de suspendre le juge Béchir Akremi de ses fonctions, en attendant de se prononcer sur les faits qui lui sont reprochés. Mais il a également été décidé de renvoyer « immédiatement » son dossier au Parquet pour prendre les mesures qu’il jugera appropriées.

Ainsi le Conseil de l’ordre judiciaire explique dans un bref communiqué que le renvoi du dossier au Parquet a été décidé conformément aux dispositions de l’article 63, alinéa 2, de la loi relative au Conseil supérieur de la magistrature.

 

Une procédure rare

Cet article stipule qu’« au cas où la faute donnant lieu à une sanction disciplinaire en vertu des dispositions des statuts des magistrats est établie, le Conseil de la magistrature compétent siégeant en conseil de discipline décide de la sanction appropriée aux actes commis parmi les sanctions figurant dans l’échelle des sanctions prévues par lesdits statuts ».

En clair, cela laisse augurer d’un traitement criminel de l’affaire par la justice : si les griefs imputés au magistrat constituent un délit portant atteinte à l’honneur ou un crime, le Conseil de la magistrature doit prendre une décision motivée de suspension du travail en attente qu’il soit statué sur ce qui lui est imputé. Le dossier est transmis sans délai au ministère public pour prendre les mesures qu’il juge utiles, et les procédures disciplinaires restent tributaires d’un jugement définitif.

Le juge Béchir Akermi est accusé de dissimulation de preuves, notamment dans l’enquête sur le meurtre de Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi. C’est aussi entre autres le juge Taïeb Rached qui accuse Béchir Akremi d’avoir dissimulé des preuves importantes dans les dossiers Belaïd et Brahmi, ce qui constitue un conflit ouvert et public entre deux grands juges, inédit dans l’histoire de la magistrature tunisienne.

De son côté, Béchir Akremi accuse Taieb Rached de corruption financière et de possession de biens non déclarés. Après que le juje Akremi avait été muté en août 2020, en mars dernier le conseil de discipline s’était saisi des dossiers disciplinaires de plusieurs magistrats, dont ceux de Taieb Rached et Béchir Akremi.

 

Plus de 6 mille dossiers de crimes terroristes

Le comité de défense des martyrs Belaïd et Brahmi avait tenu le 30 juin dernier une conférence de presse pour divulguer aux médias et au public le contenu du rapport de l’enquête menée par l’inspection générale relevant du ministère de la Justice à sur l’affaire Béchir Akremi.

Entouré du plus grand secret, ce rapport avait été soumis au Conseil de l’ordre judiciaire qui a décidé de le traduire devant le conseil de discipline. Mais le ministère de la Justice a demandé la récupération du rapport d’inspection afin d’y « apporter des rectifications sur le plan de la forme ».

L’inspection générale aurait rapporté un certain nombre de manquements et des dossiers enterrés ou ignorés ou bâclés par dizaines. Il s’agit de procès-verbaux inachevés concernant des crimes terroristes ou encore de preuves scientifiques non incluses dans les dossiers ou de PV non consignés.

On y parle notamment de la bagatelle de 6268 procès-verbaux au pénal, concernant des crimes terroristes, qui auraient été bâclés, 1361 PV abandonnés en raison d’un « caractère terroriste, non inclus dans le registre » et de PV non consignés dont certains datent de 2015 concernant l’embrigadement et le transfert de dizaines de jeunes vers les zones de conflits.

Pour certains observateurs de la scène politique tunisienne, affaibli par la crise économique et sanitaire et au plus bas dans les enquêtes d’opinion, le discret mais réel pouvoir d’Ennahdha dans les rouages de l’exécutif et du judiciaire aurait conscience que pour éviter une déflagration sociale imminente, le parti peut avoir lâché du lest, en levant la protection dont il entourait jusqu’ici certaines figures clés de son dispositif, devenues indéfendables, encombrantes, ou particulièrement impopulaires.