Un nouveau pas vers la mixité
“Historique”, “révolutionnaire !” même pour certains… Le président Béji Caïd Essebsi a appelé le 13 août à l’abrogation de la “circulaire 73” qui interdit le mariage des Tunisiennes avec des non-musulmans. Une législation obsolète au regard de l’esprit de la Constitution de la IIe République censée garantir la liberté de conscience.
C’est précisément la nouvelle Constitution que le président a invoquée à Carthage, en ce jour de commémoration de la promulgation du Code du statut personnel, second jour de l’année où la Tunisie fête la femme. Béji Caïd Essebsi a ainsi d’emblée évoqué l’article 6 de la Constitution qui garantit la liberté de croyance, de conscience et d’exercice des cultes, tout en faisant porter à l’Etat la responsabilité de les protéger.
“Qui peut défendre cette mascarade sociale ?”
La députée du parti moderniste Al Massar, Nadia Chaabâne, s’est aussitôt félicitée d’“une première victoire”. “C’est la bonne nouvelle du jour !”, réagissait-elle à chaud sur les réseaux sociaux. “ L’abolition de la circulaire du 5 novembre 1973 qui interdit à une femme tunisienne d’épouser un non-musulman est pour bientôt. Il était temps de mettre fin à cette hypocrisie !”, se réjouit l’élue qui salue “une petite avancée dans la consécration des articles 6 et 46 de la Constitution”. Ce dernier stipule notamment que “l’Etat s’engage à protéger les droits acquis de la femme et veille à les consolider et les promouvoir”.
Dans les réactions y compris d’analystes plus conservateurs, cette dimension hypocrite est un leitmotiv qui revient souvent dans les débats passionnés ayant succédé à l’annonce présidentielle. “On peut émettre des réserves quant à la prévalence du métissage et des motivations pragmatiques de certains couples mixtes, mais très franchement, qui peut encore raisonnablement défendre cette mascarade sociale qu’est la conversion sur commande, attestée par une simple signature, demandée aux étrangers désirant épouser une Tunisienne ? De grâce, cessons cette mentalité ridicule de la police des consciences !”, commente l’écrivain Noureddine Aloui, pourtant connu pour ses positions conservatrices.
Récemment promue porte-parole du Palais, la conseillère spéciale auprès du président de la République, Saïda Garach est l’architecte des deux réformes de l’égalité entre les sexes dans l’héritage et du mariage aux non-musulmans. Cette ancienne militante féministe, membre cofondatrice de l’Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD), voudrait en faire des réformes phares de l’ère Caïd Essebsi, à mi-mandat présidentiel. Inédites dans le monde arabe, les mesures sont censées d’autant plus marquer les esprits que même Habib Bourguiba, fort de son aura de père de la Tunisie moderne, n’avait pas eu l’audace de faire promulguerde telles lois en son temps, craignant une levée de boucliers des littéralistes. Ceux-ci objectent en effet qu’un texte coranique explicite régit les deux questions.
La balle dans le camp des parlementaires
Soucieux de régler au plus vite des imbroglios juridiques en lien avec la situation de nombreux couples mixtes, un collectif d’huissiers notaires a dans la foulée de l’annonce du 13 août appelé le Mufti de la République à se prononcer à son tour sur l’ancienne circulaire.
La balle est désormais dans le camp des parlementaires. A l’Assemblée, où fort d’une cinquantaine de sièges Nidaa Tounes, de la bénédiction même gênée de son allié Ennahdha, et du concours acquis des voix issues de la gauche, Caïd Essebsi est assuré du passage de sa proposition, quand bien même cela se ferait au prix d’un passage en force par rapport à un débat sociétal encore en pleine effervescence.
L’ÉGALITÉ SUCCESSORALE, L’AUTRE CHANTIER PRÉSIDENTIEL
“Il est aujourd’hui possible et préconisé d’amender progressivement” la loi relative à l’héritage, en vue de “réaliser l’égalité parfaite entre l’homme et la femme” a aussi martelé ce 13 août le chef de l’Etat. “Il ne faut pas croire que cette égalité va à l’encontre de la religion. Notre Constitution est celle d’un état civil et la question de l’héritage est moins une affaire religieuse qu’une question de l’ici-bas”, a justifié Béji Caïd Essebsi. Pour ce faire, et comme pour départager les responsabilités de cette réforme lourde de sens, le président a annoncé la création d’une Commission des libertés individuelles et de l’égalité au sein de la présidence de la République. Une structure qui sera chargée d’élaborer un rapport sur les réformes relatives à l’égalité successorale. Sera-t-il contraignant ? Si la composition de la commission, dominée par des progressistes, est d’ores et déjà sous le feu des critiques pour son manque de diversité, le rapport qu’elle produira servira sans doute de tremplin pour ouvrir la voie à une législation. Celle-ci devrait voir le jour avant fin 2019, date des prochaines échéances électorales où le vote féminin est plus que jamais courtisé.
NAWEL GAFSIA : “Un texte illégitime”
En mai, la Fédération tunisienne pour une citoyenneté des deux rives (FTCR) avait lancé une campagne de sensibilisation pour l’abrogation de la ”circulaire 73”. La campagne porte ses fruits. Nawel Gafsia, membre du collectif, réagit.
En quoi y a-t-il urgence à une révision, voire une abrogation de l’ancien texte de “la circulaire 73” ?
Il s’agit d’abord d’un texte illégitime. En tant qu’avocate je peux vous assurer qu’aujourd’hui encore des Tunisiennes vivant en France rencontrent des difficultés pour faire reconnaître la validité de leur mariage, voire de leur projet de mariage. J’ai reçu dans mon cabinet des couples qui ne pouvaient pas déposer de dossier de mariage dans les mairies françaises qui exigent “ un certificat de coutume” du consulat. Ce dernier refuse de le communiquer au motif qu’il y a un empêchement légal, la personne souhaitant se marier avec un ressortissant d’un pays non musulman…
Cela empêche donc des mariages en France ?
Je me suis personnellement trouvée dans l’obligation de rédiger des certificats de coutume, à la place du consulat, afin d’expliquer aux autorités françaises les dispositions du droit matrimonial existant en Tunisie. En France, lorsqu’il y a des atteintes à l’ordre public, telles que le non-respect de l’égalité homme-femme, le mariage est en tout état de cause célébré.
D’où vient ce texte ? En quoi est-il inique ?
Il s’agit d’un texte consécutif à un premier arrêt de la Cour de cassation tunisienne daté de 1967, connu sous le nom de “Houria”, qui concernait une Tunisienne mariée à un Belge. La question de la succession du mari, de son droit ou non à pouvoir succéder à son épouse défunte s’est posée. Le mariage a été considéré comme étant nul car le mari n’était pas musulman. Cette jurisprudence a donné lieu en 1973 à la circulaire.
Cependant tout est question d’interprétation. Le Code du statut personnel (CSP) évoque dans son article 5 “des empêchements légaux” au mariage, tels que certains liens de parenté. Mais à aucun moment il n’y est question de dispositions concernant le mariage d’une musulmane à un non-musulman. Néanmoins dans la version arabe du CSP, qui seule fait foi, il est question d’“empêchements charaïques” dans lesquels le ministère a inclus la question de la foi du mari, le terme “charaïque” pouvant en l’occurrence désigner à la fois la charia islamique et la loi.
Quels sont les recours existants ?
En matière de hiérarchie des lois, la circulaire se trouve en bas de la pyramide : il y a la Constitution puis les textes internationaux comme la Convention pour l’élimination de toutes les formes de discrimination. Dans la mesure où les officiers d’état civil se sentent liés par ce texte, l’usage l’a rendu impératif, mais cela n’empêche pas un recours devant le tribunal administratif, en attendant l’abrogation de la circulaire.
MAGAZINE SEPTEMBRE 2017