Suspension surprise de l’accord de Carthage

 Suspension surprise de l’accord de Carthage


Coup de théâtre, le président de la République Béji Caïd Essebsi a décidé contre toute attente de suspendre sine die les concertations engagées dans le cadre du Document dit de « Carthage II », avant de s’envoler mardi vers Paris. C’est l’accord en lui-même qui est de facto suspendu. Une décision qui aura sans doute de lourdes conséquences politiques. Explications.



Très laconique en guise de conclusion d'une réunion expédiée, le président Béji Caïd Essebsi a souhaité "prendre à témoin le peuple tunisien" sur la paralysie à laquelle se heurtent les négociations, affirmant avoir dit "son dernier mot" depuis vendredi dernier


 


Hier lundi, c’est à la porte-parole de la présidence de la République, Saïda Garrache, visiblement embarrassée, qu’avait incombé la tâche ardue d’annoncer le fiasco des négociations autour du document aux médias.


Dès vendredi dernier, à l’ouverture des travaux de la commission des présidents et secrétaires généraux des partis politiques et des organisations nationales, Caïd Essebsi avait déjà soulevé le différend qui persiste autour du 64ème point, relatif au remaniement ministériel. Inclue dans ce point clé, la délicate question de savoir si le remaniement devra toucher ou non le chef du gouvernement lui-même.


Essebsi avait alors botté en touche, en tenant à préciser ne pas avoir de rôle constitutionnel, en tant que président de la République, dans le changement du chef du gouvernement, ni l’intention d’empiéter sur les prérogatives du Parlement à cet égard. Si le président de la République avait déclaré devant les caméras que « la question doit passer par le parlement conformément à la Constitution », tous les observateurs avisés savent pertinemment qu’étant donné l’hostilité de son fils, Hafedh, au maintien de Youssef Chahed à la tête du gouvernement, la partie en coulisses est bien plus complexe qu’il n’y paraît.   


 


Points de vue irréconciliables  


Pour rappel, dès mars dernier, face aux défections successives de plusieurs partis signataires et à la crise économique rampante, les signataires du Document de Carthage, sorte de feuille de route gouvernementale, avaient décidé la création d’une Commission avec pour mission de définir les priorités de l’économie nationale et de proposer les réformes y afférentes. Cette commission est composée de deux représentants de chaque parti et de chaque organisation signataire du Document.


« Tout remaniement ministériel doit être opéré sur la base d’une feuille de route claire » avaient-ils alors martelé, en se réservant cette prérogative d’une table rase, avant de la soumettre potentiellement au Parlement.


Or, le Document de Carthage étant en réalité bien plus qu’une simple feuille de route, sorte de manifeste sur lequel repose la composition même du gouvernement Chahed dit d’union nationale, la suspension dudit document retire virtuellement, de fait, toute légitimité à l’actuelle équipe gouvernementale de type coalition, composée en partie de technocrates et exceptionnellement de partis politiques n’ayant aucun siège à l’Assemblée des représentants du peuple.


En clair, la suspension de l’accord signe, surtout, la suspension, voire la fin, de la cohabitation qui prévalait jusqu’ici entre les modernistes de Nidaa Tounes et les islamistes d’Ennahdha. Et Rached Ghannouchi le sait, tel qu’en témoigne son agacement à la sortie de la réunion de lundi où, passablement irrité, il répondit aux médias que cette suspension est un gâchis de plus de vingt réunions, et que le document engage encore tous ceux qui y adhèrent encore…


D’après nos informations, Ennahdha, fort de son récent succès électoral aux dernières municipales, avait non seulement opté pour le maintien de Chahed mais pour un large renforcement de leur contingent de ministres, dans le cadre d’un gouvernement désormais politique, « le pays n’ayant plus besoin d’un gouvernement de technocrates » tel que l’a affirmé Abdelkarim Harouni, l’un des plus radicaux cadres d’Ennahdha, au lendemain du conseil de la Choura.


Ainsi le parti aurait notamment requis le portefeuille de la Culture, qu’ils verraient bien attribué à Houcine Jaziri, l’une des figures modérées du mouvement, dans le cadre du souci de modernisation de l’image du parti qui ne veut plus se voir appeler « islamiste ». « Ils ont été bien trop gourmands… », déclare notre source à propos des demandes d’Ennahdha.


 


Réactions en chaîne


Au chapitre des réactions, citons aussi celle de l’UGTT, l’un des plus importants acteurs des pourparlers. Son secrétaire général Noureddine Tabboubi a estimé que si l’organisation ouvrière respecte la décision du président de la République, « elle a sa propre vision des choses » a lancé Tabboubi, insatisfait, ajoutant dans une allusion manifeste au président d’Ennahdha que : « Celui qui a campé sur ses positions pour le maintien du gouvernement de Youssef Chahed doit en assumer la responsabilité et les conséquences de sa décision ».


De son côté, Kamel Morjane, président du parti Al-Moubadara, a souligné « l’impératif de faire passer l’intérêt du pays avant les considérations personnelles et partisanes, estimant que le fait de ne pas parvenir à un consensus ne ferait qu’accentuer la division ».


Quoi qu’il en soit, Béji Caïd Essebsi, qui a quitté Tunis dans la même journée pour se rendre à Paris où il doit participer aux travaux d’une Conférence internationale sur la Libye, organisée par la France sous l’égide de l’Organisation des Nations Unies, aura le temps de la réflexion, et peut-être aussi des partenaires de réflexion parmi les chefs d’Etat présents…  Participent en effet à la conférence des représentants de 20 Etats (entre chefs d’Etat et chefs de gouvernement) concernés par la crise libyenne.


Loin d’être anodine, la rupture du Pacte de Carthage marque vraisemblablement la fin de la gouvernance par consensus et par « dialogue national », une voie qui ne semble aujourd’hui encore privilégié que par le seul leadership d’Ennahdha. Dans tous les esprits, les échéances électorales législatives et présidentielle de 2019, qui approchent à grands pas, pourraient enterrer pour de bon le « modèle consensuel tunisien », devenu consensualiste, qui avoue aujourd’hui ses limites.  


 


Seif Soudani