Statue de Bourguiba, faut-il craindre des tensions ?
Elle n’est pas encore installée que la statue est source de malaise. Ce sont des travaux d’Hercules qui ont démarré ce weekend Avenue Bourguiba, pour installer une statue éponyme, sous les yeux curieux des badauds et l’agacement des automobilistes à qui l’on a bloqué l’accès. En devenant le principal sujet de débat national, la statue ravive toutes sortes de tensions idéologiques.
« Ils ont osé ! », s’exclame un passant incrédule. Comme pressenti, les travaux d’aménagement de l’emplacement réservé à la statue équestre du Leader Habib Bourguiba ont démarré samedi 10 avril, au lendemain de la commémoration de la fête des martyrs.
Comme l’indique le logo apposé sur l’imposante machinerie, c’est la société Chaâbane & Cie, une entreprise de bâtiment et de travaux publics, appartenant à Nouri Chaâbane qui a donc remporté l’appel d’offres dans des conditions peu claires.
Selon le chef du chantier, les travaux consisteront à creuser les fondations d’une profondeur de pas moins de 54 mètres, ce qui explique en partie leur coût faramineux estimé à 650 mille dinars, une somme qui choque une partie de l’opinion publique.
Dans un premier temps, les travaux d’aménagement vont durer six jours, puis ils seront suivis par la mise en place du socle censé supporter la statue. Finalement la statue sera installée entre la grande horloge et le point de départ du passage piéton de l’Avenue. Un compromis qui s’il résulte en une statue placée quasiment devant le ministère de l’Intérieur de sinistre mémoire, permet d’atténuer la polémique et les coûts d’un déplacement de l’horloge.
Symboliquement, il n’en demeure pas moins que la statue du « despote éclairé » trônera face à la Place du 14 janvier, rebaptisée ainsi au lendemain de la révolution 2011.
Implications idéologiques : la continuité destourienne, un aveu d’échec
Interrogé lors du dernier entretien accordé à des radios nationales sur la pertinence de la réinstauration de la statue, le président de la République Béji Caïd Essebsi avait botté en touche, passablement agacé par la question, mais revendiquant l’idée.
Pendant 23 ans, la Place du centre-ville portait le nom de Place du 7 Novembre. Pour l’actuel pouvoir, ce passé est une parenthèse, un accident de parcours bénaliste que l’on tente d’oblitérer, mais via un retour en arrière, vers ce qui considéré comme un mieux-être.
Cependant, en procédant ainsi, ce n’est pas seulement l’ère Ben Ali qui que l’on tente de reléguer au statut historique de parenthèse malheureuse, mais aussi symboliquement la révolution elle-même, à la faveur d’un certain révisionnisme.
En se déplaçant le 9 avril à Ben Guerdane plus d’un mois après les évènements de l’attaque de la ville par un groupe djihadiste pour en constater les traces, le président était accompagné de Majdouline Cherni. Celle-ci est à la tête de l'Instance Générale des martyrs et blessés de la révolution et des opérations terroristes. Une institution que de plus en plus de blessés de la révolution accusent d’être uniquement focalisée sur l’indemnisation et les affaires relatives aux victimes du terrorisme.
Avant cela, le secrétariat d’Etat du même nom, dirigé par la même personne, avait fait face aux mêmes critiques quant au traitement préférentiel de l’antiterrorisme, en sus de l’association d’idées controversée entre blessés de la révolution et ceux du terrorisme, et par extension la révolution et ses conséquences sécuritaires.
Ce retour symbolique et idéologique à la case bourguibisme procède de la même rhétorique. Il est symptomatique de l’échec de la classe politique tunisienne à réinventer un discours et une vision post révolution.
Si Ennahdha fait toujours aujourd’hui profil bas en ne souhaitant pas s’attarder sur le débat relatif au bourguibisme, cette posture occulte mal le fait que la révolution de la Dignité s’est aussi faite contre une ère de 30 années de pouvoir bourguibiste autoritaire et paternaliste.
Si Bourguiba est une icône indissociable de l’identité de la Tunisie moderne, que sa statue trône Place de la révolution, avant même qu’il n’y ait eu réconciliation nationale, cela reste problématique. C’est d’ores et déjà perçu comme une provocation aux yeux d’une partie de la jeunesse du pays.
A court terme, le pouvoir surfe sur l’état de grâce antiterroriste. Le retour consensuel au thème de l’identité nationale signifie que les chances sont faibles pour des troubles sociaux. A plus long terme, rien n’est moins sûr.
Seif Soudani