Tunisie. « Replonger Ennahdha dans la clandestinité est le meilleur service que l’on pouvait lui rendre »
L’incarcération via un mandat de dépôt émis contre le leader d’Ennahdha Rached Ghannouchi, le 20 avril 2023, vient démontrer si besoin était que l’actuel pouvoir tunisien est bel et bien entré dans une phase de nouvelle tentative d’éradication de l’islam politique dans le pays.
Pour le politologue Sahbi Khalfaoui, il semble que nous avons moins un problème en Tunisie avec certaines pratiques qu’avec l’identité de ceux qui perpétuent lesdites pratiques, telles que l’arrestation de citoyens sur la base d’une déclaration, ou la volonté d’éradiquer purement et simplement un adversaire politique. « Cela ne peut entraîner que davantage de chaos », estime l’universitaire, qui fait allusion aux tentatives du pouvoir islamiste en 2011 d’éradiquer le RCD, l’ancien parti unique pré-révolution.
« Il existe aujourd’hui une volonté manifeste d’humilier les dirigeants d’Ennahdha, selon une logique revancharde. Or, il est naïf de penser que l’on peut ainsi d’un revers de main éradiquer une grande mouvance politique profondément enracinée dans le pays. Le 25 juillet ne saurait ainsi venir à bout de l’islam politique avec autant de facilité, de la même façon que Bourguiba n’a jamais pu éradiquer la famille nationaliste panarabe. Bourguiba et Ben Ali ont encore moins pu en finir avec la gauche, ni les libéraux, ni les islamistes, ou encore les démocrates… Tout comme il serait illusoire de croire que l’on peut mettre hors la loi son adversaire politique via une instrumentalisation de l’appareil judiciaire », poursuit Khalfaoui.
La mise en détention de Ghannouchi, une aubaine ?
« Mieux, le plus grand facteur d’érosion pour Ennahdha fut en réalité l’exercice du pouvoir dans un cadre démocratique », rappelle le politologue. Le parti islamiste est en effet passé d’un triomphaliste 1,5 million d’électeurs lors de la constituante de 2011, à moins d’1 million aux législatives de 2014, à 500 mille au terme du même scrutin en 2019. « Aujourd’hui ils ne vaudraient pas plus de 100 à 150 mille voix s’ils participent à un scrutin libre », ironise Khalfaoui. Mais au lieu de cela que faisons-nous ? « La répression des islamistes par Ben Ali durant 23 ans les a renforcés au point d’en faire une redoutable machine à remporter les élections… Ce régime est en passe de leur offrir cet identique cadeau inespéré. Les réinstaurer dans le carré victimaire est la meilleure façon de les faire prospérer à nouveau. Nous n’avons en somme rien appris des grands tournants de l’Histoire », déplore-t-il.
Comme pour mieux signifier qu’il est politiquement derrière la décision de criminaliser Ennahdha, le président de la République Kais Saïed a salué le 20 avril en Conseil restreint des ministres « les honorables magistrats qui ont appliqué la loi en l’occurrence sur des individus menaçant la paix civile ». Selon le média Mahgreb intelligence citant des sources à Alger, le Palais de Carthage aurait adressé des correspondances avec le président algérien Abdelmadjid Tebboune et son cabinet pour le tenir informé du projet de l’arrestation du chef d’Ennahda pour des raisons « purement sécuritaires ».
« Tous les grands événements et personnages de l’histoire du monde se produisent pour ainsi dire deux fois… la première fois comme une grande tragédie, la seconde fois comme une farce sordide », écrivait Karl Marx.
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