Remaniement : la plus grave crise politique depuis la révolution

 Remaniement : la plus grave crise politique depuis la révolution


Pas moins de 18 membres du gouvernement dont 13 ministres et 5 secrétaires d’Etat. Bien plus qu’un simple jeu de chaises musicales, le remaniement dit « Chahed 3.0 » est un chamboulement en profondeur de l’équipe gouvernementale, sans l’aval de la présidence de la République. Jusqu’où peut mener cette politique du fait accompli ? Eléments de réponse.



« J'assume mes responsabilités, en vertu de des prérogatives que m’accorde la constitution »… C’est ainsi que Chahed introduit son propos, conscient que la précision est cette fois nécessaire


 


Première à être annoncée, conformément à la hiérarchie protocolaire, la désignation de Karim Jamoussi à la Justice est une relative surprise. Ce discret magistrat, juge administratif, ne s’était fait connaître jusqu’ici qu’à travers sa brève participation au gouvernement de technocrates de Mehdi Jomâa en 2014, mais durant laquelle il avait déjà noué des liens avec Youssef Chahed, au point que ce dernier ait pensé à lui, plus tard, pour diriger son cabinet à la Kasbah. Un homme de confiance donc pour ce seul portefeuille régalien dépendant de la présidence du gouvernement.


Chasse gardée du président de la République conformément à la Constitution, la Défense et les Affaires ne sont logiquement pas concernées par ce remaniement, nous y reviendrons plus loin.


 


Le contingent des ministres de l’ère Ben Ali consolidé  


Deuxième – et en réalité première politiquement – annonce majeure : l’entrée de Kamel Morjane au gouvernement. Jusqu’au bout, nul ne savait avec certitude si Chahed allait avoir l’audace de bousculer ce tabou d'une normalisation accrue du bénalisme, au point d’intégrer un ancien membre du Comité central de l’ex RCD, et dernier ministre des Affaires étrangères de l’ancien régime, 8 ans après la révolution.


Et c’est par le biais d’un méga ministère que Morjane fait son retour aux affaires, un immense département, vacant depuis mars 2017, chargé de la Fonction publique et de la « modernisation de l’administration et des politiques publiques ». Un intitulé inédit qui n’est pas sans rappeler les griefs du FMI et de la Banque mondiale, deux bailleurs de fonds qui incitent régulièrement la Tunisie à alléger sa bureaucratie administrative. Une gageure quand on sait que le mandat de ce dernier gouvernement avant les prochaines échéances électorales ne sera que d'une année.


Kamel Morjane c'est aussi sans doute le plus fréquentable des anciens piliers de la dernière phase du règne bénaliste. Longtemps éloigné des méandres de la dictature grâce à son poste d’ambassadeur de la Tunisie à l’Office de l’ONU à Genève, l’homme jouit d’une certaine respectabilité, malgré l’épisode controversé de l’octroi de passeports diplomatiques à la famille Ben Ali deux jours après leur fuite à l’étranger en 2011.


Sa nomination, en plus de renforcer les rangs des ministres de Ben Ali maintenus à leurs postes (Ridha Chalghoumi à l’Economie et Hatem Ben Salem à l’Education) est à n’en pas douter un investissement politique dans le potentiel électoral qu’il peut apporter sur la table en 2019 en sa qualité de chef du parti al Moubadara, mais aussi de fin connaisseur des rouages de l’ancien RCD dissout.


Troisième bouleversement : exit Imed Hammami à la Santé, ministre issu d’Ennahdha à qui Chahed, sous pression populaire sur ce dossier, ne pouvait pardonner le gigantesque fiasco de la gestion de la Pharmacie centrale qui a résulté en une pénurie de médicaments jamais vue dans le pays. Une crise qui commence à peine à se résorber. Pour le remplacer, un médecin du sérail, le docteur Raouf Cherif, qui signe par là même l’entrée du parti Machroû Tounes au gouvernement.


Telle une compensation pour ce départ d’un ministre des alliés d’Ennahdha, Saïda Ounissi (que nous avions interviewée ici), qui a des liens de parenté avec Rached Ghannouchi, se voit promue ministre au sein du même ministère où elle était secrétaire d’Etat : l’Emploi et la formation professionnelle. Une passe d’armes directe avec son prédécesseur Faouzi Ben Abderrahmane, deuxième ministre ex Afek Tounes à quitter le gouvernement, avec Riadh Mouakher. Mais il se murmure que ce dernier pourrait être appelé, notamment avec Slim Azzabi, à être dans les premiers rangs de la future formation politique que se préparerait à lancer Youssef Chahed.  


Le départ de Mabrouk Korchid aux Domaines de l’Etat est en revanche une vraie surprise, l’homme paye peut-être les bruits de couloir de sa proximité avec le Palais de Carthage. Exit aussi la gaffeuse ministre de la Jeunesse et des Sports Majdouline Cherni.


 


René Trabelsi, premier ministre juif tunisien depuis 1955


Autre annonce phare, l’homme d’affaires René Trabelsi hérite de l’important ministère du Tourisme et de l’Artisanat sur lequel il lorgnait depuis 2014. De confession juive, il est aussi membre de la commission d’organisation du pèlerinage d’El Ghriba. En devenant ministre du Tourisme, il devient également le troisième ministre de confession juive depuis l’indépendance de la Tunisie, après Albert Bessis et André Barrouch, entretenant ainsi une tradition retrouvée de la tolérance œcuménique.


Mais des voix s’élèvent d’ores et déjà pour pointer du doigt un potentiel conflit d’intérêt, René Trabelsi étant un professionnel de carrière dans le tourisme, propriétaire du tour opérateur Royal First Travel, même s’il devra probablement en démissionner…


* L'intégralité de la composition du nouveau gouvrnement en fin d’article.


 


Branle-bas de combat à la présidence de la République


Mais s’il restera sans doute dans les annales, ce sera davantage parce que ce remaniement signe l’entrée de facto du pays dans une cohabitation de la pire espèce, un précédent institutionnel déjà compliqué à gérer en temps normal pour des démocratie anciennes, et qui dans une démocratie naissante menace toutes sortes d’acquis encore fragiles.


Intervenant sur les médias nationaux, les deux conseillers de Béji Caïd Essebsi, Noureddine Ben Ticha et Saïda Garrache ont en effet tour à tour fustigé « un remaniement unilatéral, contraire aux usages, piloté par Ennahdha, et sans consultation du président de la République », tout en se réservant le droit d’y a apporter sous peu une réponse institutionnelle. Une escalade et un discours belliqueux jamais vus entre les deux pôles de l’exécutif.


S’ils se gardent d’en dire plus, c’est que les deux représentants de Carthage savent bien que dans les faits, en vertu de la Constitution, le chef du gouvernement n’est pas tenu de passer par Caïd Essebsi en matière de remaniement. Auto affranchi de la « tutelle du père », Youssef Chahed n’est plus à une transgression près des usages de la IIème République. Un forcing qui annonce une bien longue et fastidieuse année 2019, surtout si Carthage venait à ordonner à « ses » ministres de la Défense et des Affaires gouvernementale de quitter le navire…


 


Seif Soudani


* La composition gouvernementale se présente désormais comme suit :


 


– Ministre de l’Intérieur : Hichem Fourati


– Ministre de la Défense nationale : Abdelkarim Zbidi


– Ministre des Affaires étrangères : Khemaies Jhinaoui


– Ministre de la Justice : Karim Jamoussi (Nouveau)


– Ministre des Finances : Ridha Chalghoum


– Ministre des Affaires religieuses : Ahmed Adhoum


– Ministre du Développement, de l’Investissement et de la Coopération internationale : Zied Laâdheri


– Ministre de l’Education nationale : Hatem Ben Salem


– Ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique : Slim Khalbous


–  Ministre de l’Emploi et de la Formation professionnelle : Sayida Ounissi (Nouveau)


– Ministre de la Santé publique : Abderraouf Chérif (Nouveau)


– Ministre des Affaires locales et de l’Environnement : Mokhtar Hammami (Nouveau)


– Ministre des Affaires sociales : Mohamed Trabelsi


– Ministre des Affaires culturelles : Mohamed Zinelabidine


– Ministre de la Femme, de la Famille et de l’Enfance : Naziha Laâbidi


– Ministre du Commerce : Omar Behi


– Ministre de l’Industrie et des PME : Slim Feriani


– Ministre de la Jeunesse et des Sports : Sonia Bencheikh (Nouveau)


– Ministre du Transport : Hichem Ben Ahmed (Nouveau)


– Ministre des Domaines de l’Etat et des Affaires foncières : Hédi Mekni (Nouveau)


– Ministre de l’Agriculture, des Ressources hydrauliques et de la Pêche : Samir Taïeb


– Ministre de l’Equipement, de l’Habitat et de l’Aménagement du territoire : Noureddine Selmi (Nouveau)


– Ministre du Tourisme et de l’Artisanat : René Trabelsi (Nouveau)


– Ministre des Technologies de l’information et de l’Economie numérique : Anouar Maârouf


– Ministre chargé des Relations avec le Parlement et porte-parole du gouvernement : Iyed Dahmani


– Ministre chargé des Relations avec les Instances constitutionnelles, la Société civile et les Organisations des droits de l’Homme : Mohamed Fadhel Mahfoudh (Nouveau)


– Ministre auprès du chef du gouvernement chargé de l'Economie sociale et solidaire : Chokri Belhassen (Nouveau)


– Ministre de la Fonction publique: Kamel Morjane (Nouveau)


– Ministre auprès du chef du gouvernement chargé l’Immigration et des Tunisiens à l’étranger: Radhouane Ayara (Nouveau)


– Secrétaire d’Etat auprès du ministre de l’Industrie et des PME chargé des PME : Habib Dabbebi (Nouveau)


 – Secrétaire d’Etat auprès du ministre du Transport : Adel Jarboui (Nouveau)


 – Secrétaire d’Etat auprès de la ministre de la Jeunesse et des Sports chargé du Sport: Ahmed Gaâloul (Nouveau)


 – Secrétaire d’Etat auprès du ministre des Affaires locales et de l’Environnement : Basma Jebali (Nouveau)


 – Secrétaire d’Etat auprès du ministre du Commerce chargé du commerce local : Samir Bachouel (Nouveau)