Raz-de-marée électoral pour Kais Saïed, élu président
Le score de la présidentielle s’est creusé davantage encore dans la nuit de dimanche à lundi, selon les estimations de l'institut Sigma, en faveur de Kais Saïed, gratifié désormais de près de 77% des voix au suffrage universel direct. Un score relevant du « dégagisme », qui confine à une véritable révolution par les urnes. Décryptage.
Dans son allocution de la victoire où Kais Saïed a harangué ses troupes mais aussi ceux qui n’ont pas voté pour lui, le nouveau président se félicite du fait que « la Tunisie a donné une leçon au monde entier »
Pour se donner une idée du séisme électoral qui a eu lieu dimanche et du revirement du paysage politique qu’il constitue, il faut se représenter un instant un chiffre : environ 2,8 millions de Tunisiens ont voté Kais Saïed : c’est quasiment deux fois plus de voix que Béji Caid Essebsi en 2014, qui avec 1,7 million de voix était considéré comme un président très bien élu à l’époque.
Plus de trois millions de voix, c’est aussi bien plus que les voix récoltées par les deux partis réunis arrivés premier et deuxième aux législatives, c’est dire la légitimité dont jouira durant son mandat le sexagénaire légaliste.
Face à ceux qui s’alarment d’un score de type plébiscite, dangereux dans une démocratie naissante, certains rétorquent en brandissant le score que feu Jacques Chirac avait réalisé face à Jean-Marie Le Pen en France lors du second tour de la présidentielle de 2002 : 82,21%.
En somme, le fascisme est à la France ce que la corruption est aujourd’hui à la Tunisie, s’agissant de ces deux votes d’exception, où l’on votait à la faveur d’un élan populaire contre une menace donnée.
Sociologie d’un vote « landslide »
Premier enseignement selon les estimations Sigma, pas de disparité selon les sexes à ce niveau de nombre de voix : à plus de 3 millions des suffrages, la moyenne du candidat Saïed rejoint forcément la moyenne nationale. Ainsi 73,4% des femmes ont voté Saïed, tandis que seulement 26,6% d’entre elles ont voté Karoui, qui a donc échoué là où Essebsi avait réussi à capter majoritairement un vote féminin il y a 5 ans. Du côté des hommes, ils sont 79,2% à avoir voté pour Kais Saïed contre 20,8% pour Nabil Karoui.
Mais, plus édifiant, les statistiques selon les tranches d’âge apportent l’éclairage sans doute le plus important de ce scrutin. Le vote des jeunes, dont beaucoup de nouveaux inscrits, a en effet penché très fortement du côté de Saïed.
Toujours selon Sigma Conseil, 90% des jeunes inscrits entre 18 et 25 ans ont voté Saïed, contre seulement 10% pour Nabil Karoui, un chiffre clé pour comprendre le tournant du second tour. Saïed arrive également largement en tête auprès des 26-44 ans avec 83,8% de leurs suffrages.
A l’inverse, Nabil Karoui arrive en tête chez les plus de 60 ans avec 50,8% des voix. Charity business oblige, concluent certains.
Autre clé de compréhension, le prisme du niveau d’éducation : Kais Saied remporte haut la main le vote des diplômés du supérieur. La tendance est très nette ici aussi avec 86,1% des diplômés du supérieur ayant voté pour Saïed, contre seulement 13,9% pour Nabil Karoui.
Ce dernier arrive a contrario premier chez une population illettrée qui dit ne jamais s’être rendue à l’école, avec un taux de 57,3%.
Politiquement enfin, seuls 20,8% des voix de Kais Saied proviendraient d’électeurs ayant voté Ennahdha aux législatives. 7,8% viennent de la coalition Al Karama (à droite d’Ennahdha), 6,4% d’Attayar (Courant démocratique) et 5,4% du Echaab (nationalisme arabe). Des partis dont le leadership avait appelé de façon claire à voter Kais Saïed. 2% uniquement des voix de Saïed viendraient du parti Tahya Tounes du chef du gouvernement sortant Youssef Chahed.
Près de 31,4% des électeurs de Saïed n’ont néanmoins pas voté aux législatives, et 22,4% proviennent d’autres partis ou de listes indépendantes.
Et maintenant ?
Pour l’universitaire Jamil Chaker, « le discours de Kais Saïed interpelle ». « Il faut se demander pourquoi il a réussi à attirer et à mobiliser les jeunes, notamment les étudiants et diplômés du supérieur restés dans le chômage. J'y vois deux raisons majeures : d'abord l'incapacité des gouvernements depuis 2011 à définir et réaliser des politiques entièrement axées sur cette importante frange de la société. Il faut dire que ce problème existait bien avant la révolution et a atteint après 2011 des proportions inédites. […] Le deuxième secret qui séduit les jeunes c'est le style discursif de Kais qui s'exprime comme les tribuns des assemblées générales des étudiants : goût des belles formules, rhétorique de l'hyperbole et de l'emphase, etc. Ces envolées stylistiques ont porté préjudice aux interventions de Karoui resté cantonné dans un pragmatisme qui a des points forts mais qui n'a pas été défendu avec suffisamment d'énergie. »
Pour l’expert en communication Lotfi Saïbi, les jeunes se sont tournés vers Kais Saïed et pas vers le vote pour l'Assemblée :
« Quelles sont les attentes en termes d'emplois, d'avenir, d'éducation, de technologie, d'opportunités entrepreneuriales des 90% des jeunes de 18 à 25 ans ayant voté pour Saïed, se demande-t-il. A quel moment vont-ils se retourner contre lui s'il ne répond pas à ces attentes ? Comment va-t-il les intégrer dans la fibre sociale et économique de ce pays, dans ces conditions économiques nationales et internationales extrêmement difficiles ? Telles sont quelques-unes des questions auxquelles les deux parties doivent réfléchir avant la réalisation de l'inévitable ».
Pour le politologue français Vincent Geisser, plus optimiste, c’est la méritocratie publique tunisienne qui a gagné hier soir, avec la victoire d’un simple prof’ d’université, élu président.
« Un universitaire issu du système scolaire public qui devait gagner au maximum 1200 euros par mois (primes de surveillance d’examens et de correction des copies comprises) est élu ce soir président de la République. Il n’y a qu’en Tunisie qu’on peut accomplir un tel exploit ! Pas de doute, la Tunisie est encore capable de faire des miracles démocratiques et de faire rêver les peuples épris d’éducation. Bravo au peuple tunisien d’avoir fait rimer démocratie et méritocratie ! ».
Retenons enfin cette note mélancolique en provenance de l’Egypte d’al Sissi, où de jeunes blogueurs ont amèrement regretté de ne pas avoir pu partager leur joie avec les Tunisiens. Incontestablement, il y avait hier soir un parfum de 2011 sur l'avenue Bourguiba.