Ramadan : le casse-tête de la répression des cafés et restos ouverts

 Ramadan : le casse-tête de la répression des cafés et restos ouverts

Pas sous la contrainte. Photo Seif Soudani / LCDA


Dans un communiqué publié hier 20 mai, la Ligue Tunisienne des droits de l’Homme (LTDH) exprime son refus catégorique aux atteintes aux libertés individuelles que constituent les descentes policières effectuées récemment dans des cafés ouverts en journée durant le ramadan. En l’absence d’une législation claire à ce sujet, le règne de l’arbitraire continue de plus belle.


Tunis – Avenue Jean Jaurès, un petit café exigu est devenu l’une des adresses les plus prisées des non-jeûneurs, qui s’y accommodent de la fumée envahissante et du manque de place.


« Chaque année en Tunisie, c’est le même manège qui s’installe derrière des vitres camouflées », peste un jeune « dé-jeûneur », membre de ce qui devient de facto la communauté des « fattara » comme aiment à les appeler péjorativement certains, à propos du jeu de cache-cache saisonnier avec les autorités, toujours d’actualité en 2019, avec peut-être même un certain recul des libertés observé cette année pendant la première moitié du ramadan. 


Contrairement au ramadan 2018 qui avait connu, à l’instar d’autres années, des démonstrations publiques de manifestants dé-jeûneurs à Tunis, à l’appel du collectif « #Fater », point de sit-in de ce genre cette année. Pourtant, sur les réseaux sociaux, la page d’entraide du même nom, qui promeut débrouille et entraide s’agissant des adresses d’établissements ouverts, chaque année plus active, vient de passer le cap des 13 mille abonnés.  


 


A Sfax, l’incident de trop


Dimanche 19 mai, un incident en particulier a cette année défrayé la chronique et ravivé une problématique toujours latente. Ce matin-là à Sfax, capitale du sud du pays connu pour être plus conservateur, des professeurs universitaires ont été arrêtés et conduits au poste de police suite au refus de l’un d’entre eux d’obtempérer à un contrôle d’identité.  


Le professeur en question, l’historien Abdelmajid Jemal, a relaté l’épisode sur un ton ironique dans un statut Facebook qu’il a intitulé « Les libertés individuelles après la révolution ». Il y explique qu’il était en compagnie de collègues de l’enseignement secondaire, attablés à un café, lorsqu’un policier en civil surgit et demande les cartes d’identité des clients. Le professeur demande à son tour à ce que le policier décline son identité. Furieux, le policier aurait montré son arme et affirmé que celle-ci était son identité.


Embarrassé, le chef du commissariat aurait fait preuve par la suite de considération et raccompagné l’universitaire jusqu’au même café. Il n’en demeure pas moins que plusieurs constats s’imposent : des agents, parfois plus zélés que leur hiérarchie, agissent davantage en conformité avec leurs propres convictions religieuses qu’avec la législation, elle-même relativement vague, sujette à un certain flou juridique.


L’application de circulaires de fermeture (entrées en vigueur en 1981) dans des zones circonscrites ces derniers jours, comme à Ben Arous et al Mourouj en banlieue sud de Tunis, ou encore à l’Aouina, Riadh Andalous, et dans les régions de Kairouan, Nabeul, Sousse et Sfax, tend à confirmer que nous sommes en présence d’une politique approximative, appliquée au cas par cas, et ne prenant en aucun cas en considération la primauté du texte constitutionnel dont certains nous vantent les mérites avant-gardistes en matière de très théorique et ornementale « liberté de conscience ».   


 


Le règne du confusionnisme   


Interrogé à ce sujet par nos confrères de Kapitalis, le porte-parole du ministère de l’Intérieur, le colonel Sofiène Zaag, fait valoir une fois de plus l’argument des seules zones commerciales et touristiques où les établissements de restauration et les cafés sont autorisés à ouvrir pendant le ramadan.


La réalité du terrain révèle une situation bien plus complexe, entre gérants n’exerçant pas ce droit, gouvernorats plus stricts que d’autres, et des serveurs ou patrons exerçant une politique « tribale » qui a la peau dure, au faciès, refusant de servir les locaux ou encore les Tunisiens binationaux, qu’il s’agisse de restauration ou, ignominie suprême, d’alcool.


Le colonel a beau se prévaloir « qu’aucune arrestation de dé-jeûneurs n’a été enregistrée », sous-entendu en vertu du texte bateau du trouble à l’ordre public, que des descentes de police ont lieu durant tous les mois de l’année, et que ces contrôles d’identité ont permis durant les premiers jours du ramadan l’arrestation de dizaines de personnes recherchées, ces raisonnements plutôt sophistes n’éludent en rien une situation burlesque : de simples non pratiquants ont été intimidés, et le mode d’action choisi est inquisiteur, dans la mesure où l’on vient chercher de potentiels criminels qui seraient plus susceptibles de se trouver dans ces lieux de débauches, antres du vice, que seraient les cafés ouverts pendant le ramadan.


 


Que la LTDH soit contrainte, comme du temps de la dictature, à dénoncer dans un communiqué que ces descentes ayant pris pour cible les non-jeûneurs constituent une infraction grave à la liberté de conscience garantie par la constitution tunisienne de 2014, cela constitue en soi une séquence anachronique en cette année 2019 où une forme d’hypocrisie sociale semble tout aussi en hausse que l’observance du jeûne.  


La Ligue en appelle également, en vain, au président de la République pour qu’il « assume pleinement ses responsabilités en tant que garant des libertés dont particulièrement celles liées à la conscience ».


En cette année de grands paradoxes où en Arabie saoudite, le Prince héritier Mohammed ben Salmane a adressé un courrier à tous les districts du royaume wahhabite leur demandant d’arrêter d’importuner les non-jeûneurs, la Tunisie semble à l’inverse se diriger vers un renforcement des contrôles qui s’accompagne de déclarations décomplexées inédites de la part de responsables Ennahdha, à l’image de l’ancien ministre de la Justice Noureddine Bhiri qui s’est prononcé contre l’ouverture des cafés pendant le ramadan.


Peut-on forcer les citoyens à une pratique de mortification religieuse, au nom du respect d’autrui ? Cette année encore, ce débat de société n’aura pas lieu.     


 


>> Lire aussi : Sit-in du collectif "#Fater" pour la liberté de non jeûner