Tunisie. Quel bilan dresser de deux ans de pouvoir sans partage d’un seul homme ?
En ce 66ème anniversaire de la République tunisienne, le président Kais Saïed n’a ni prononcé de discours, ni célébré cette date symbole inhérente à l’identité de la nation. Il a encore moins fait de référence à l’héritage bourguibiste. Soucieux de réécrire l’histoire via son propre narratif, il s’est plutôt adonné à son exercice favori : un énième bain de foule lourdement escorté dans le centre-ville de Tunis.
Sauf que cette année, 24 mois après qu’il se soit octroyé les pleins pouvoirs, cet exercice archaïque et éculé de la balade dans la capitale sonnait bien creux, à l’image d’un bilan difficile à dresser tant il est dominé par le tout répressif et la judiciarisation de la vie politique du pays, au détriment de réels acquis.
« Kais Saïed n’est pas juste un populiste, c’est un manuel du populisme ! », ironise le politologue Mohamed Sahbi Khalfaoui pour signifier la dimension caricaturale de ce qu’il est advenu du pouvoir en Tunisie. Car à parcourir l’album des photos et des vidéos de la page officielle de la présidence de la République, on peine à distinguer les occasions les unes des autres : mêmes accolades face caméra avec des enfants, mêmes escales devant des vendeurs de fruits et légumes, sorte d’obsession triviale reflétant une conception simpliste de l’économie, même poing levé, mêmes cortèges de colonnes de véhicules coûteux pour le contribuable, mêmes destinations redondants visités, hormis quelques escapades censées marquer l’Histoire du simple fait de son irruption à tel ou tel endroit.
« Je ne suis pas venu à Sidi Hassine par hasard », lançait hier Saïed en direction d’un badaud, sans que l’on comprenne à vrai dire les raisons précises de ce choix qui semble arbitraire si ce n’est le statut de faubourg défavorisé de ce quartier. Face aux doléances des riverains qui se plaignent désormais de dysfonctionnements inédits dans des services aussi vitaux que la distribution de l’eau potable et de l’électricité, le chef de l’Etat est sur la défensive, invoquant la canicule exceptionnelle.
Une popularité en déclin ?
Plus préoccupant encore pour son règne sans partage, sur le trajet de sa visite à Tabarka où il s’est rendu directement, de retour de Rome, pour constater les dégâts d’un incendie de grande envergure, des témoignages rapportent que des habitants en colère ont pour la première fois scandé des slogans hostiles au chef de l’Etat qui n’a pas daigné selon eux s’arrêter sur son chemin pour les écouter.
Faut-il y voir pour autant les prémices de l’érosion d’une popularité jusqu’ici épargnée par la crise, surtout chez les couches les plus démunies de la population ? Les avis demeurent mitigés selon que l’on se réfère aux sondages ou à certains micros-trottoirs récents où de nombreux Tunisiens n’hésitent plus à remettre en question le bien-fondé de leur soutien jadis inconditionnel au coup de force constitutionnel du 25 juillet 2021. Confrontés à la dégradation des services, à la liste des denrées alimentaires en pénurie qui n’en finit pas de s’allonger, et plus généralement au coût de la vie impacté par l’inflation, beaucoup n’ont plus peur de dire leur amertume, les langues se délient, sans autocensure.
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Sur le plan institutionnel et celui des libertés, même son de cloche pour le président de la Ligue tunisienne des droits de l’Homme (LTDH), Bassem Trifi, qui a qualifié de proprement « catastrophique » le bilan du président de la République Kais Saïed depuis le 25-Juillet 2021.
S’exprimant en marge d’un atelier organisé par les composantes de la société civile, Trifi a souligné « l’extinction de la vie politique et la régression en matière de droits de l’Homme en Tunisie ».
Il a cité à cet égard les multiples affaires de prisonniers politiques accusés de complot contre la sûreté de l’Etat, une loi électorale « qui a rompu avec la parité et la femme », le projet de révision du décret-loi 2011-88 portant sur l’organisation des associations, en sus des campagnes de diffamation à l’encontre des opposants politiques.
Rappelant que le pouvoir actuel continuer d’ignorer totalement les efforts de la société civile et les appels au dialogue, Bassem Trifi a conclu que « la liberté d’expression dérange, les associations dérangent, les partis politiques dérangent… si nous continuons comme ça nous n’aurons plus le droit de se rassembler ni d’exprimer nos opinions ».
Pour l’intellectuelle Raja Ben Slama, « nous ne comprenons pas où va le pays face à aux changements géostratégiques qui secouent le monde, et nous n’en percevons aucun impact dans les discours du principal décideur et ses « décision », si toutefois celles-ci existent ».
Reste la position plus ambivalente à ce jour à l’international entre plusieurs courants : ceux qui à l’image de l’axe Emirats – Le Caire – Alger, voient en le pouvoir autoritaire de Saïed une formidable opportunité d’en finir avec le tumulte révolutionnaire contagieux tunisien, ceux dans le sillage de Paris et de Washington, investis dans les avancées démocratiques de la Tunisie de 2011 – 2021, sont dans l’expectative pragmatique et préfèrent accompagner l’actuelle dictature en espérant une future détente, mais aussi ceux qui supplantent l’orthodoxie franco-américaine, tels que l’Italie de Giorgia Meloni et ses satellites gouvernés par des droites dures souverainistes et populistes en Europe.
Si ces derniers représentent un appel d’air sur lequel le régime de Saïed peut compter à court terme, ils restent des alliés fragiles. En plus d’être de faux amis idéologiquement xénophobes, ils sont eux-mêmes soumis aux aléas de leur politique intérieure, à l’instar du premier ministre néerlandais Mark Rutte dont la coalition gouvernementale est tombée ce mois-ci, contre toute attente, précisément en raison de la gestion du dossier migratoire. Un dossier qui vaut par ailleurs à la Tunisie dorénavant une réputation d’«Etat raciste », placardé en tant que tel dans les médias mainstream européens pour sa gestion de la migration des populations subsahariennes.