Tunisie. Quand l’agence Fitch vient perturber les chimères de la présidence
Le 20 mars 2022, 66ème anniversaire de l’indépendance de la Tunisie, n’a pas dérogé à la règle de la réécriture de l’Histoire nationale en vigueur sous la présidence de Kais Saïed. Des rêves de grandeur idéologiquement égalitaires, voire communistes, auxquels l’agence Fitch Ratings est venue mettre un léger bémol.
Nous n’en sommes plus à une incongruité près. C’est tard dans la nuit, vers minuit, un timing fort étrange, que le président de la République s’est adressé au peuple dans un discours fleuve de 34 minutes ponctué de leçons d’Histoire. Il était déjà de notoriété publique que le président Saïed n’affectionne pas particulièrement le calendrier des fêtes nationales dont plusieurs dates clés sont depuis 2019 passées sous silence par Carthage. Mais plus l’on s’avance dans ce mandat présidentiel qui cumule tous les pouvoirs, et plus on comprend que Kais Saïed a sa propre lecture de l’histoire du pays.
Révisionnisme décomplexé
Pour le chef de l’Etat, les évènements fondateurs de l’Etat tunisien post-indépendance n’ont un sens que s’ils correspondent au prisme de lecture de son agenda : « l’indépendance ne peut être totale que lorsque le peuple est capable d’exercer sa souveraineté sur son territoire », a ainsi déclamé Saïed, assurant dans la foulée avoir ratifié ce matin lundi « des textes de décrets historiques », au travers desquels « le peuple tunisien impactera l’Humanité tout entière », excusez du peu.
Il s’agit précisément de trois textes : la réconciliation pénale avec les hommes d’affaires soupçonnés de corruption, une amnistie dont les très théoriques revenus sont censés profiter aux régions classées, de façon aussi utopique que méthodique, des plus démunies aux plus aisées. Un texte portant ensuite sur la création d’entités appelées pudiquement « entreprises coopératives », sorte de retour déguisé de la politique collectiviste des années 60 – 70 du siècle passé. Et un décret concernant la lutte contre « les spéculateurs », principaux coupables selon le Palais des pénuries actuelles en denrées alimentaires. L’agenda de ces solutions miracles part sans doute d’un bon sentiment. Applaudi par certains laudateurs populistes, il est loin de faire l’unanimité, qualifié par une partie de la presse nationale comme « conte pour enfants ».
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Adepte de symboles grandiloquents, le président Saïed a signé lesdits textes sur la même table sur laquelle furent signés en 1881 les documents instituant le protectorat français de la Tunisie connus sous le nom du traité du Bardo. C’est dire l’ampleur que prête la présidence actuelle à ses propres actes, pensés comme une revanche sociale et historique de ce qu’elle appelle « la jeunesse », et à qui elle promet via ces textes le plein emploi et rien de moins que « leurs rêves de prospérité économique » qui leur aurait été spoliées jusqu’ici par les élites du pays.
Fitch Ratings et la gifle de réalisme
Pourtant, 48 heures auparavant, l’Agence de notation financière Fitch Ratings venait de réviser une nouvelle fois à la baisse la note souveraine de la Tunisie de « B- » avec perspectives négatives à « CCC », soit deux paliers d’un coup. Une notation en deçà de celle déjà alarmante de « Caa1 » de Moody’s en octobre dernier, CCC dans l’échelle de Fitch correspondant à un « Caa2 » chez Moody’s correspondant à « un risque élevé de défaut de crédit ».
L’agence Fitch a cette fois indiqué le 18 mars que l’abaissement de sa note reflète « des risques de liquidité budgétaire et externe accrus dans le contexte de nouveaux retards dans l’accord sur un nouveau programme avec le Fonds Monétaire International (FMI), après les changements politiques de juillet 2021, un accord qui est nécessaire pour accéder à la plupart des créanciers officiels ».
L’agence rappelle en outre qu’elle n’attribue généralement pas d’outlook (perspectives) avec une notation de « CCC » ou moins. Elle explique que « l’opposition sociale enracinée et les frictions permanentes avec les syndicats, limitent la capacité du gouvernement à adopter des mesures d’assainissement budgétaire fortes, compliquant les efforts visant à sécuriser le programme du FMI ». Fitch prévoit par conséquent une inflation moyenne de 8% en 2022.
Mais le président Saïed n’en a cure. « Qu’ils nous catégorisent jusqu’à la dernière lettre de l’alphabet s’ils le veulent ! », avait-il moqué récemment les agences de notation financières, leur reprochant de ne pas avoir bronché du temps de la corruption endémique. Un rôle politique que ces agences de nature essentiellement technique et rationnelle n’endossent pas.
Conformément au narratif romantico-révolutionnaire promu par l’actuel Palais de Carthage, la consultation électronique nationale close hier aurait passionné les foules au point que des jeunes sans même les moyens de recharger le solde de leur smartphone se seraient cotisés pour y participer. Un narratif du succès, contredit par les chiffres : un peu plus de 500 mille participations au total à l’issue de 2 mois de matraquage. Un échantillon sur lequel Kais Saïed compte s’appuyer pour réécrire une Constitution qui consacre, de façon prévisible, un régime présidentialiste.