Tunisie. Quand la Justice s’égare dans une complotite aigüe
Avec désormais pas moins de quatorze instructions dans différentes affaires liées à des « complots contre la sûreté de l’Etat », souvent basées sur des délations aussi douteuses que fantaisistes, la justice tunisienne semble se complaire dans une volonté de plaire au pouvoir exécutif, lui-même féru de théories de la conspiration en tous genres.
En se rendant en novembre dernier à la ville de Nabeul, le président de la République Kais Saïed avait cité le nom de Bernard-Henri Lévy (qu’il appelle erronément « Bernard Lévy ») sans que l’on comprenne le lien entre la visite de ce dernier à Tunis, liée à la question libyenne de l’époque et qui remonte à une dizaine d’années, et l’ingérence dans les affaires intérieures du pays. En février 2023, le nom de Bernard-Henry Lévy (orthographié de façon erronée en « Livy » cette fois), figure dans les PV fuités d’une instruction pour complot contre la sûreté aux-côtés de 16 autres noms de politiciens tunisiens d’opposition sans lien apparent avec le lobbyiste français. L’enquête n’a toujours rien donné, bien que la liste des gardés à vue s’allonge dans les rangs de l’opposition.
Depuis, de nombreux autres recours en justice, plus rocambolesques les uns que les autres, sont examinés le plus sérieusement du monde par des juges d’instruction du Parquet. Pour l’analyste Mohamed Salah Laâbidi, « ouvrir des instructions dans ce type d’affaires indique que l’on prend ces allégations au sérieux… Quatorze affaires de complot pour un pays qui n’est ni une grande puissance régionale ni ne possède l’arme nucléaire, c’est tout de même beaucoup ! », ironise-t-il.
Henry Kissinger et Benjamin Netanyahou, qui dit mieux ?
Mi-janvier, une nouvelle affaire de complot contre l’État secoue l’opinion publique tunisienne, la treizième du genre. Elle implique cette fois un ancien secrétaire d’État américain, et pas des moindres, puisqu’il s’agit de feu Henry Kissinger, qui pour saborder les élections locales tunisiennes aurait conspiré avec l’ex chef du gouvernement Youssef Chahed, d’anciens ministres dont Mehdi Ben Gharbia (déjà en prison), l’opposant Ahmed Nejib Chebbi et l’avocat et ancien député d’extrême gauche, Ahmed Essaddik. Manifestement issue de l’imaginaire du codétenu de Ben Gharbia, cette fable a trouvé une oreille attentive auprès de la justice malgré le fait que son auteur se soit entre-temps rétracté.
Mais ce n’est pas tout. La quatorzième affaire de complot révélée le 23 janvier 2024 tient sans doute la palme de l’inventivité la plus délirante. Selon l’avocat et ancien ministre Samir Dilou, une délatrice d’origine algérienne a prétendu devant des enquêteurs que le premier ministre israélien, Benyamin Netanyahou, était arrivé en Tunisie à bord d’un sous-marin. Le submersible armé aurait selon elle « d’abord amarré au port de Radès puis à celui de Bizerte ».
Au cours de cette visite, « Benyamin Netanyahou aurait ainsi rencontré Noureddine Bhiri, Ahmed Nejib Chebbi et un représentant du collectif d’opposition Citoyens contre le coup d’État. La possibilité d’organiser une attaque armée a alors été évoquée ». Aussi ubuesques et contagieuses soient-elles, outre leur égocentrisme le point commun entre ces élucubrations est l’amalgame qu’elles tentent visiblement d’établir entre des figures atlantistes ou sionistes honnies de l’opinion publique nationale et arabe, et l’opposition tunisienne qu’il s’agit de diaboliser de façon caricaturale.
Allant plus loin encore dans la « complotite », certains partisans de l’actuel pouvoir tunisien avancent que l’objectif derrière la multiplication de ces affaires qui agitent la scène médiatique serait en réalité de nuire à la crédibilité d’affaires de complot réelles visant le régime en place. Or, c’est sans compter l’atmosphère paranoïaque et anxiogène créée par ce même pouvoir dans les rangs de la magistrature. Pour le journaliste Hassen Ayadi, depuis que le président Saïed a affirmé que quiconque innocente les comploteurs est de facto l’un d’entre eux, il règne un climat de terreur où les juges préfèrent automatiquement mettre en examen, plutôt que de risquer leur carrière.
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