Tunisie. Publication du projet de Constitution: la société civile dénonce un texte archaïque

 Tunisie. Publication du projet de Constitution: la société civile dénonce un texte archaïque

« Tout ça pour ça ! », s’indigne une grande partie de l’opinion et de la société civile tunisiennes à la lecture du texte de la nouvelle Constitution concoctée par la présidence de la République, publié dans le Journal officiel de la République tunisienne dans la soirée de jeudi à vendredi, et qui sera soumis au vote par référendum le 25 juillet prochain.  

Les coulisses opaques de la rédaction de cette Constitution promettaient monts et merveilles. Fin du suspens. « La montagne accoucha d’une souris », ironise aujourd’hui l’opposition à propos d’un projet qu’elle estime mégalomaniaque. Car pour l’observateur étranger à l’actualité tunisienne, difficile de comprendre qu’un pays se dote d’une nouvelle Constitution là où nul ne l’avait vraiment réclamé, sauf à considérer que le coup de force du 25 juillet 2021 était une révolution dans la révolution, sorte de révolution sans changement de régime cette fois, mais nécessitant un texte de loi pour légitimer un nouveau mythe fondateur.

D’où l’empressement du nouveau pouvoir à vouloir jeter le bébé de la Constitution encore récente de 2014, née dans la douleur, avec l’eau du bain. Non seulement une nouvelle Constitution correspond au grand rêve personnel inavoué du président Kais Saïed, un constitutionnaliste légaliste féru des lois et de la calligraphie arabe, mais Carthage se cherche une envergure de Père architecte d’une nouvelle République, à l’image des superlatifs grandiloquents employés par la première phrase du préambule qui parle, de « sommets vertigineux sans précédent dans l’Histoire » qu’aurait atteint le peuple Tunisien le 17 décembre 2010, une date que Saïed entend se réapproprier.

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Si de larges pans de la société tunisienne se disent en effet soulagés de la fin du « cirque parlementaire » qui avait culminé ces dernières années, tout comme ils semblent satisfait du retour de l’islam politique à ses dimensions réelles, les Tunisiens accueillent en revanche la nouvelle Constitution et sa genèse express dans la quasi indifférence d’une torpeur estivale, hormis quelques élites qui en décortiquent les incohérences et les incongruités.

 

Une orthodoxie des formes et du contenu

Se voulant plus concis que ses prédécesseurs, le texte supprime tout d’abord la référence à l’Islam de l’article premier, pour la consolider et la renforcer notamment dans les articles 5, 44, et 88. Ainsi le nouvel article 1 stipule simplement que « La Tunisie est un Etat libre, indépendant et souverain ». Mais un peu plus loin, l’article 5 décrète que « La Tunisie fait partie de la Oumma islamique. L’Etat doit veiller à la réalisation des préceptes de l’Islam en matière de préservation de la vie humaine, de la dignité, des biens, de la religion et de la liberté ».

L’article 44 pose ensuite que « l’Etat doit œuvrer à enraciner les jeunes apprenants dans leur identité arabo-islamique ». L’article 88 stipule enfin que « la religion du président de la République est l’islam ». Le législateur enquêterait-il ainsi dans la foi et les croyances des prochains candidats à la magistrature suprême, ce qui entre en contradiction avec l’article 27 du même nouveau texte qui garantit toujours en théorie la liberté de conscience.

L’article 55 introduit pour sa part un vague synonyme de l’ordre moral, avec l’idée de « bonnes mœurs », qui conditionne de façon générale les droits et les libertés.

Le nouveau texte semble en outre par endroits réactionnaire non pas seulement dans l’absolu, mais en réaction à l’actualité récente, comme lorsqu’il interdit aux magistrats le droit de grève. Ainsi l’article 41 du projet indique que les magistrats n’ont pas droit à la grève, tout comme les forces armées et la douane. Autre paragraphe à l’intonation particulièrement personnelle, il n’existe plus de pouvoir judiciaire, mais « une fonction judiciaire », ce qui consacrerait la victoire définitive du président Saïed dans le bras de fer qui l’oppose actuellement aux syndicats des juges.

Au chapitre de ce qu’il appelle désormais non plus le pouvoir mais également « la fonction législative », le projet de nouvelle constitution divise cette dernière en deux chambres : une Assemblée des représentants du peuple et un Conseil national régional et territorial. Celui-ci est selon de nombreux analystes une pierre à l’édifice de la gouvernance participative telle que pensée par Saïed, un système qui repose sur une représentativité plus locale.

L’article 116 donne la prérogative au président de la République de dissoudre l’une des deux chambres ou les deux à la fois

Consécration, dans le texte, du pouvoir présidentialiste

Le chapitre 4 relatif à la « fonction exécutive », en clair unique pouvoir puisqu’il n’autorise ni la séparation des pouvoirs ni les contre-pouvoirs des anciennes instances indépendantes, consacre un régime présidentiel. Pour le professeur de sciences politiques Hamadi Rédissi, « la Tunisie est en train de glisser vers un système dictatorial ».

« Tous les systèmes politiques copiés sur le système présidentiel américain ont dévié vers un système présidentialiste, qui a entraîné une instabilité constitutionnelle et poussé vers la dictature et les coups d’État. La plupart des indicateurs, notamment la détention de tous les pouvoirs par le président de la république, laissent à penser que la situation tunisienne est aujourd’hui prête à glisser vers un système présidentialiste d’un point de vue constitutionnel et vers une dictature individuelle d’un point de vue politique », déplore l’intellectuel.

Les textes ne font pas les régimes ni ne bâtissent de la prospérité, rappellent quoi qu’il en soit les détracteurs du projet Saïdiste : malgré une Constitution qui posait en 2014 les bases d’un régime parlementaire mixte, la pratique du pouvoir de Béji Caïd Essebsi avait résulté en un pouvoir présidentiel accru, qui ne fut jugulé en fin de règne qu’à la faveur d’éphémères alliances parlementaires.

Plus préoccupant encore, le texte signe l’entrée du pays dans la spirale des constitutions, cette jurisprudence laissant présager que chaque nouveau régent entrera au Palais avec « sa » constitution sous le bras, ce qui implique le risque d’une rupture durable du pacte civil qui unissait jusqu’ici les Tunisiens.