Programme 1er logement : le gouvernement fait machine arrière face aux soupçons de délit d’initié
Le ministre de l’Equipement, de l’habitat et de l’aménagement du territoire, Mohamed Saleh Arfaoui, a annoncé hier jeudi le retrait d’une controversée « liste des promoteurs immobiliers privés » fixée par le décret n° 161 du 31 janvier 2017 relatif au programme « premier logement », censé être l’une des mesures phares du gouvernement Chahed. Un coup de théâtre qui vient conforter a posteriori les positions de l’opposition qui avait dénoncé de flagrantes irrégularités, voire un délit d’initié dans le business lucratif de la promotion immobilière. Décryptage.
Rappel des faits : L’article 61 de la loi de finance 2017 fixe les critères nécessaires pour faire bénéficier les familles de la classe moyenne, dont le revenu varie entre 4,5 et 10 fois le SMIG, de prêts à des conditions préférentielles (taux d’intérêt de 2%, soit une importante réduction de 5% des taux généralement pratiqués, et période de remboursement de 7 ans dont 5 ans de grâce) à titre d’autofinancement du premier logement (20% de la valeur totale du logement). 1100 logements sont actuellement disponibles et 4500 autres sont en cours de construction.
L’Etat prévoit une enveloppe de 200 millions de dinars pour financer ce programme, sous forme de lignes de crédit accordées par certaines banques, le tout sous la supervision de la Banque centrale tunisienne.
Lors de la discussion à l’Assemblée du programme destiné à la classe moyenne (dont la définition de 5 à 10 fois le SMIG fait en soi polémique), les députés avaient voté majoritairement contre l’inclusion d’une liste exclusive de promoteurs immobiliers, au nom de la dynamisation du secteur privé dans le sillage de ce programme pourtant à caractère social.
Mais surprise, quelques semaines plus tard, la fameuse liste fait son retour via un décret du chef du gouvernement. Le décret contraint donc l'acquéreur à passer impérativement par ce nombre limité de promoteurs.
Parmi les promoteurs retenus, tous localisés dans les régions du nord et du Sahel, le magnat de l’immobilier Khaled Kobbi, arrêté au lendemain de la révolution et condamné à deux ans de prison ferme et 6 millions de dinars d’amende dans des affaires de malversation impliquant les anciennes « familles » au pouvoir. Une autre entreprise de promotion immobilière appartiendrait à Kamel Letaief, ancien proche de Ben Ali dans les années 90 réputé pour avoir retrouvé son statut de lobbyiste après la révolution.
Constatant ces anomalies considérées comme illégales et les panneaux publicitaires déjà déployés dans les villes, les élus de l’opposition du Front Populaire et d’Atayyar Courant Démocrate avaient demandé à auditionner le gouvernement dès vendredi dernier. Majorité et opposition avaient objecté que le décret « n’est pas conforme à l’esprit de la loi », en fixant une liste de promoteurs privés qui bénéficieraient ainsi de terres domaniales pour bâtir leurs projets.
Mais le ministre de l’Equipement avait annulé son déplacement à l’ARP la veille de l’audition parlementaire, ce qui avait suscité un tollé. On comprend mieux le pourquoi de cette annulation : le ministre concerné affirme aujourd’hui que « les bénéficiaires de ce programme pourront choisir n’importe quel promoteur, sans se limiter à une liste prédéfinie ».
Cependant on apprend qu’il ne s’agit que d’une suspension : un conseil ministériel sera en effet tenu dans la journée du vendredi 24 février pour débattre dudit décret. « Il s’agit d’examiner la possibilité de le supprimer ou de le renforcer par un second décret », tout en se contentant du volet acquisition d’un logement, ce qui revient à rejeter la proposition de la possibilité pour l’acheteur de construire lui-même sa propriété.
La Commission des Finances, de développement et de la planification relevant de l’Assemblée des Représentants du Peuple (ARP) avait en outre décidé le 16 février de donner au gouvernement un délai d’une semaine pour présenter les circonstances de la publication dudit décret, « lequel a été publié dans un temps record en comparaison avec d’autres décrets ».
Beaucoup estiment que des lobbies de pression sont à l’origine de la publication dudit décret, appelant le ministre Arfaoui à la démission. Si cette fois les nouveaux mécanismes de contre-pouvoirs démocratiques ont pu éviter une affaire favoritisme, une crise gouvernementale est quant à elle de plus en plus perceptible, au moment où les grèves sectorielles continuent de plomber une économie qui n’a finalement réalisé selon l’INS qu’1% de croissance en 2016.
Seif Soudani