Tunisie post 25 juillet : Qu’en penserait Gilbert Naccache ?
La Tunisie commémore le premier anniversaire du décès de Gilbert Naccache, alias « papi » pour les intimes. Figure incontournable de la gauche tunisienne aujourd’hui orpheline de l’arbitrage et de la sagesse qu’il incarnait, son positionnement lors des grands débats de société faisait office de véritable boussole pour les siens mais aussi bien au-delà des cercles de la gauche radicale. Que penserait papi du virage qu’a pris la Tunisie depuis le coup de force du président Kais Saïed ? Cette question a été posée à sa veuve ainsi qu’à ses proches compagnons de route.
7ème minute et 30 secondes, la question est posée à sa veuve la militante Azza Ghanmi
Hormis sa capacité à conceptualiser en permanence la chose politique, l’auteur de « Qu’as-tu fait de ta jeunesse ? » avait pour autre talent une aptitude de visionnaire.
Dès le 4 octobre 2020, soit 1 an après l’investiture du président Saïed, Gilbert Naccache écrivait dans ce qui resterait l’un de ses derniers textes publiés sur les réseaux sociaux, ceci :
« Dans la compétition avec Ennahdha, devenue but de son mandat et objet de son maintien, Kais Saied utilise des arguments, qu’il sait populaires, pour se montrer plus musulman que ses adversaires ; il justifie ses positions parce qu’elles seraient conformes au Coran ».[…]
« Il s’adosse au caractère sacré des textes auxquels il se réfère, pour interdire tout changement de la loi, contribuant du même coup à faire perdre à la société tout espoir d’évolution. Ce qui le rapproche d’une position salafiste intransigeante. Il porte un coup énorme à la constitution qu’il est censé protéger, montrant en passant comme il est difficile de rester un Président conforme à son rôle constitutionnel dans un pays où les présidents se sont régulièrement comportés en dictateurs ».[…]
« Faute d’un appareil politique qu’il n’a pas su ou pas voulu construire, son seul soutien réside dans le peuple, désorganisé et porteur de nombreux préjugés. A terme, le maintien de cette situation pourrait mener à une dictature fasciste, sur le modèle péroniste argentin, avatar suprême de la formule « le peuple veut ».
Un néo péronisme à la sauce tunisienne ?
Le Mouvement national justicialiste ou péronisme (en espagnol Peronismo et Justicialismo) était un mouvement de masse argentin fondé au milieu des années 1940 autour de la figure de Juan Perón, devenu ensuite un acteur politique majeur en Argentine. La dénomination de justicialisme s’explique par l’importance qu’accordait ce mouvement à la justice sociale.
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En 1949, deux années après qu’eut été adoptée la loi sur le suffrage des femmes, le péronisme s’organisa également dans le Parti péroniste féminin, fondé par Eva Perón et composé de femmes uniquement, et qui fut dissous par la dictature militaire après 1955. Traditionnellement, l’organisation du mouvement se fondait sur trois branches — politique, syndicale et féminine— auxquelles viendra s’ajouter à partir de la décennie 1970 la jeunesse.
Qualifié de mouvement populiste, le péronisme est malaisé à définir idéologiquement en raison de la diversité des politiques adoptées au cours de son histoire et de la très grande diversité des personnes et des mouvements se réclamant du péronisme, qui ont pu couvrir, en particulier pendant les années 1970, tout le spectre politique, de l’extrême gauche (Montoneros) à l’extrême droite (José Lopez Rega).
Cette diversité perdure encore aujourd’hui. Néanmoins, le péronisme dans sa version historique présente un certain nombre de dénominateurs communs, qui peuvent s’énumérer comme suit : le nationalisme ; l’anticommunisme ; le protectionnisme, l’industrialisation par substitution aux importations et le dirigisme d’État, en matière économique ; le corporatisme ; la promotion d’une justice sociale avec redistribution des richesses et mise en place d’un vaste État-providence ; et, politiquement, le personnalisme, s’efforçant d’établir un rapport direct entre chef d’État et peuple, via un dense réseau de structures de base, et tendant à court-circuiter le parti et le parlement et à identifier « le leader » au peuple.
« Justicialisme rime avec l’idée d’un coupable désigné d’office et à l’avance, sans même justice. Justicialisme rime encore avec le châtiment des coupables comploteurs. Tous les dirigeants justicialistes, dont Kais Saïed en fait partie, prônent un idéal de justice, aussi abstrait qu’immédiat et total. Un justicialisme qui rime également avec populisme et anti élitisme. La justice est un mot d’ordre mobilisateur. Les jeunes ont élu et suivent encore Kais Saied pour son justicialisme, tendant à rectifier le processus révolutionnaire, œuvre des jeunes eux-mêmes. Il est alors nécessaire d’écarter l’intrus, l’infiltré : l’islamisme. Les jeunes étaient là à la manifestation du 25 juillet devant le Parlement. Des jeunes qui attendrissent l’universitaire, qui s’est habitué durant sa carrière à les voir dans les bancs de l’Université, à l’écoute attentive de ses monologues ininterrompus, et qui ont la même soif égalitaire que lui », écrit le politologue Hatem M’rad.
Gilbert Naccache l’intransigeant démocrate
Il y a 10 ans, au lendemain des évènements de la révolution du 14 janvier 2011, Gilbert Naccache avait eu une conversation houleuse avec les siens, lors d’une grande réunion de la gauche radicale tunisienne : « Que cela vous plaise ou non, je ne parle pas à coup de slogans : la révolution actuelle est démocratique et bourgeoise », avait-il alors martelé (11ème minute) sous les huées d’une partie des sympathisants. Afin d’ostraciser le dissident avant-gardiste qu’il était y compris au sein de sa propre famille politique, certains avaient alors fait preuve d’un antisémitisme à peine caché.
Quelques années plus tard, en août 2015, nous avions été témoins d’une scène marquante, à laquelle Gilbert Naccache n’était pas présent mais suite à laquelle il avait réagit avec véhémence. A cette époque, l’Instance Vérité & Dignité (IVD) organisait des séances de débat autour du projet de loi dite de la réconciliation économique et administrative (réhabilitant des cadres de l’ancien régime). Convié à ces débats, un jeune blogueur avait alors publiquement menacé de « brûler le Parlement », par dépit pour une institution qui en cas de vote de la loi en question aurait de facto trahi ses électeurs, estimait-il.
Ces propos avaient provoqué une colère noire de Gilbert Naccache, qui est allé jusqu’à soupçonner les organisateurs de cette réunion de vouloir saborder de l’intérieur le processus tout entier de justice transitionnelle. Pendant plusieurs années et jusque sa mort en 2020, Gilbert Naccache n’a plus adressé la parole même aux médias ayant couvert et relayé ce débat.
Authentique démocrate, Naccache était extrêmement attaché à la pérennité des institutions démocratiques naissantes, non pas par institutionnalisme béat, mais parce que conscient de la fragilité et de la vulnérabilité de l’édifice démocratique tunisien encore balbutiant. Gilbert Naccache est mort sans être témoin d’une scène qui lui aurait sans doute fait honte mais qu’il aura prophétisé : celle d’un blindé militaire barrant l’accès au Parlement.
Ezzeddine Hazgui, compagnon de lutte perspectiviste de Gilbert Naccache, répond à son tour à la question qu’aurait fait Naccache ?
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