Un système politique confus
Hatem M’rad
Professeur de science politique
Le moins que l’on puisse dire est que le système politique tunisien est dérangeant par son ambiguïté manifeste. Les rédacteurs de la Constitution l’ont voulu surtout parlementaire, peu présidentiel, même si celui-ci est élu par le peuple au suffrage universel. Au chef de gouvernement, issu de la majorité politique, de mener la barque du pays et de déterminer la politique générale de l’Etat, au président de la République de s’occuper de la représentation politique du pays, ainsi que de la diplomatie et de la sécurité.
Pour cela, il aurait fallu que le Premier ministre soit réellement issu de la majorité politique. Puisque normalement, cette fonction devait échoir au chef même de cette majorité parlementaire, qu’elle soit constituée par un seul parti ou par une coalition de partis réunie autour d’un parti majoritaire, comme c’est le cas de la Tunisie, avec Nida Tounès et ses trois alliés. C’est-à-dire que la fonction gouvernementale devait revenir à une personnalité politique de premier plan.
Il aurait fallu encore que le président de la République ne soit pas lui-même, dans un tel régime, le chef du parti majoritaire. Car, le chef du parti majoritaire doit être, dans un régime parlementaire, ou même semi-parlementaire, comme le nôtre, le chef du gouvernement, l’autorité centrale et effective du système. Comme en Grande Bretagne, Espagne, Allemagne ou Israël.
Or, après les élections, le chef de la majorité parlementaire, Béji Caïd Essebsi, au vu de son âge, ne pouvait être Premier ministre. Il ne voulait pas non plus l’être. Outre qu’il a déjà occupé le poste de chef de gouvernement les premiers mois de la transition, lorsque le président intérimaire Fouad Mbazzâ a fait appel à lui, la fonction exige une action vigoureuse au quotidien. Il voulait, lui, un couronnement pour une carrière politique bien remplie. Il voulait être enfin président de la République, tout comme son mentor, Bourguiba. La fonction qui sied aux grands hommes d’Etat. Par ailleurs, le candidat Essebsi avait déclaré, bien avant la campagne électorale, qu’il ne souhaitait pas gouverner seul, même s’il obtiendra la majorité absolue aux législatives et qu’il fallait gouverner avec Ennahdha et les autres partis représentatifs, pour apaiser les tensions sociales et politiques. C’est pourquoi, il a désigné à ce poste, pourtant déterminant, un homme ayant un profil de technocrate ou de haut fonctionnaire, une sorte de grand commis de l’Etat, administrateur et fonceur, Habib Essid. Un profil politique à ce poste aurait divisé la majorité, crée des tensions inutiles dans une conjoncture difficile avec les partis alliés, enclins au choix d’un personnage non partisan, neutre.
D’où la confusion du système. Le chef du parti majoritaire au Parlement, Essebsi, n’est pas le chef du gouvernement, l’autorité pourtant effective du pays. Le chef du gouvernement, Habib Essid, n’est ni un homme politique, ni issu du parti majoritaire, Nida. Le pouvoir théorique et constitutionnel revient à un homme sans pouvoir, Habib Essid, qui à la limite n’a rien demandé à personne, même s’il a servi sous les trois présidents, Bourguiba, Ben Ali et Marzouki, outre Essebsi. L’homme de pouvoir, Essebsi, qui a rétabli les rapports de force dans le pays, occupe une fonction dotée de pouvoirs, malgré tout limités : la présidence.
La confusion s’intensifie lorsqu’on constate que le président Essebsi se conduit ou cherche à paraître par sa prestance, le prestige de sa fonction, et la représentativité de l’Etat vis-à-vis de l’étranger, comme l’autorité politique suprême du pays, même s’il prend de la distance et de la hauteur. Il est en effet celui qui dirige de fait le pays, reçoit les hommes et les groupes qui comptent dans le pays, discute derrière les rideaux, décide les compromis à faire et donne des instructions feutrées pour se faire obéir. Quoiqu’il n’arrive pas vraiment encore à trancher dans le vif les conflits de courants ou de clans au sein de son parti, où son propre fils, Hafedh Caïd Essebsi, est en cause. Le bourguibiste qu’il est n’ignore, pourtant pas, que Bourguiba ne faisait pas de sentiment quand il s’agissait de l’Etat ou de pouvoir. Son divorce avec Mathilde, son remariage avec Wassila, puis son divorce avec la même Wassila l’attestent bien. Sans compter les heurts avec son fils Bourguiba Jr, quand il s’agissait de questions sensibles pour le pouvoir.
La confusion apparaît encore lorsqu’on voit le Premier ministre technocrate, Habib Essid, souhaiter gouverner effectivement, écarter les intrusions « politiques » sur son passage, assumer ses responsabilités, fût-ce en heurtant les barons de Nida Tounès ou des autres partis de la coalition, tentés par l’immixtion, notamment dans certaines nominations aux hauts emplois de l’Etat.
L’idée récente, proposée par les dirigeants de Nida Tounès, de mettre en place une commission de coordination permanente composée de représentants des quatre partis de la coalition gouvernementale, Nida Tounès, Ennahdha, ULP et Afek Tounès, en vue de coordonner et de superviser l’action gouvernementale, n’est qu’une illustration de cette confusion des rôles du chef de gouvernement et du président de la République, et de l’ambiguïté du système politique qui en résulte. Si le chef du gouvernement était une réelle autorité politique, et non une compétence technocratique, la coordination entre les membres de la coalition aurait eu lieu normalement autour de lui, au gouvernement ou au parlement, à travers des rencontres périodiques entre les chefs de groupes parlementaires. C’est à cela que servent aussi les groupes parlementaires : discuter de stratégie politique entre partis et alliés.
Parions que d’autres désordres et incohérences du système politique surgiront à l’avenir proche.
Hatem M’rad