Qui gouverne quand personne ne gouverne ?

 Qui gouverne quand personne ne gouverne ?

Palais du Gouvernement à Tunis. GIUSEPPE MASCI / AGF / PHOTONONSTOP


 


Hatem M’rad


Professeur de science politique


 


« Qui gouverne quand personne ne gouverne ? », disait Pierre Favre, un politologue français ? C’est le spectacle affligeant que nous donnent les autorités politiques tunisiennes dans la phase récente de la transition, postérieure aux élections de 2014. Sous la troïka, en effet, Ennahdha avait, seule, une majorité confortable face à une opposition limitée et éclatée. Elle n’avait pas en tout cas de force concurrente à l’ANC, elle l’avait plutôt en dehors de l’ANC avec la montée de Nida. Elle pouvait gouverner contre vents et marées face à l’adversité, même contre la société civile. Aujourd’hui ce n’est plus le cas. Non seulement, le nouveau parti majoritaire, Nida, est contrebalancé sur le plan électoral par une force concurrente sérieuse, celle d’Ennahdha, mais en plus celle-ci est associée avec lui dans la coalition gouvernementale. Pour l’essentiel, les deux partis se concertent, pour l’accessoire Ennahdha laisse faire. La majorité est simultanément stabilisée et enchaînée.


 


On peut comprendre que les gouvernements survenant après une révolution soient hantés par la complexité de l’administration des hommes et des choses. Quasi-faillite économique, demandes urgentes des sans emploi, des régions marginalisées, insoumission, terrorisme daechien, insécurité, indiscipline des partis, pressions des Etats et instances internationales. Mais cela ne peut empêcher les autorités politiques de gouverner, pour peu qu’elles aient une marge de manœuvre, même dans un régime tordu, complexe. Après tout, le nouveau régime permet au gouvernement de gouverner. Crise ou pas crise, un gouvernement, un pouvoir politique, une majorité sont contraints d’exercer leur autorité, agir, discuter avec les populations en plein désarroi, expliquer le pourquoi des choses, négocier, sévir quand il le faut. C’est le moins que puisse faire une autorité politique. C’est le moins que puissent attendre les populations.


 


Ces autorités gouvernent-elles ?


Nida Tounès, le parti majoritaire a toujours été un melting-pot. Le mélange des courants a réussi dans l’opposition, même si les difficultés de la cohabitation existaient dès le départ entre destouriens, rcédistes, démocrates, gauchistes, libéraux, syndicalistes, indépendants. L’effet Essebsi jouait à ce moment-là. Au pouvoir, ce même melting-pot politique est devenu un obstacle criant. Son fondateur charismatique s’est éloigné du parti. Le pouvoir donne du coup des ailes aux plus ambitieux, ayant tous en perspective l’après-Essebsi. Du coup Essebsi charge son fils d’une mission délicate : récupérer coûte que coûte un parti entré en rébellion. Le courant de Mohsen Marzouk veut faire scission, et il l’a faite. Il ne reconnait pas la légitimité du fils d’Essebsi, qui a d’ailleurs fait un ravage dans le parti. Drôle de destin de famille : autant le père était un rassembleur, autant son fils préféré, s’appuyant sur des Rcédistes rôdés à la politique et sur des hommes d’affaires suspects, est devenu un diviseur. Il n’est pas étonnant que Nida soit devenu un parti-lobby. Il n’est plus un parti politique, comme il était dans l’opposition. C’est un parti de règlement de comptes. Il n’a ni idéologie, ni vision politique. Le parti ne cherche plus à faire le travail de proximité. Il ne parle plus aux humbles. Il n’a plus d’écho dans les régions éloignées ou marginalisées, qui n’ont pas voté pour lui, alors qu’il devait pourtant chercher plus que tout à les mettre sous son escarcelle. Il se croit fort par l’appui d’Ennahdha, qui ne peut être un allié sûr, même s’il en a mathématiquement besoin aujourd’hui.


 


Les deux courants de Nida font encore des ratiocinations passéistes sur le bourguibisme, alors que les temps ont changé. Ils jouent à qui s’en réclame le plus. Dans les difficultés d’aujourd’hui, cela n’intéresse personne, surtout pas les déshérités. Parti destourien, part néo-destourien, parti bourguibien, parti post-bourguibien ou néo-bourguibien, parti islamo-bourguibien, ils devraient laisser Bourguiba à sa place. Qu’ils fassent  la politique par eux-mêmes, pour notre époque, pour les attentes et les drames du jour. Bourguiba est d'ailleurs un homme d'action qui recommandait toujours de s'adapter aux exigences du réel. Par ailleurs, le bilan de Bourguiba reste incomplet. On ne saura jamais comment Bourguiba aurait fait la politique dans une démocratie pluraliste. On ne saura jamais si son grand art politique, prévu pour un système autoritaire monopolistique, dans lequel il faisait la pluie et le beau temps, serait toujours valable face à des concurrents politiques autrement sérieux, face aux islamistes et face à une société civile imposante. On a  l'impression qu'en Tunisie, lorsqu'on n'a pas de politique, on s'abrite toujours derrière Bourguiba.


 


Inutile d’ajouter que Nida, parti indiscipliné par excellence, ne semble pas gouverner le pays, ne semble plus maitriser la situation.Pourtant, quand on est un parti gouvernemental, c’est-à-dire aux affaires, on ne peut pas se permettre d’être un parti en carton.


 


– Cela vaut aussi pour la coalition gouvernementale. Les quatre partis politiques membres de la coalition (Nida, Ennahdha, UPL et Afek) croient que leur rôle s’arrête à la désignation de leurs représentants au gouvernement. Ils n’ont pas compris qu’il leur incombe, eux aussi, eux surtout, d’aller sur le terrain, dans les régions en ébullition, expliquer les décisions gouvernementales aux chômeurs inquiets et révoltés. C’est leur rôle. A moins qu’ils préfèrent le confort des communiqués de presse (voir le dernier communiqué de la coordination de la coalition). Des communiqués bien lus à la télévision, bien diffusées à Facebook ou sur le site de leurs partis respectifs ou encore la joie des plateaux. Au lieu de réagir tardivement, ils devraient apprendre enfin à prendre les devants. A moins qu’ils se soient encore embourgeoisés. A moins qu’ils préfèrent s’entre-déchirer pour le leadership. A moins qu’ils préfèrent céder le terrain aux partis d’opposition louches, aux jihadistes infiltrés ou aux pilleurs. La communication gouvernementale ne suffit pas. Un porte-parole gouvernemental ne « communique » pas dans le sens politique du terme. Il a juste un effet d’annonce. Les membres du gouvernement sont versés dans les dossiers techniques. Certains d’entre eux sont des hommes d’administration qui n’ont pas été formés au militantisme ou au contact direct avec le peuple. Ce sont leurs partis qui sont censés les aider.


 


Le gouvernement ne perçoit pas, lui, les nécessités et les implications politiques du pouvoir. Il croit que gouverner, c’est gérer, c’est agir seulement sous la pression ou à la suite de manifestations de rue. La Tunisie vit une crise de gouvernabilité parce que le gouvernement Essid ne gouverne pas. Il administre, gère le pays technocratiquement, mais il ne gouverne pas politiquement. La preuve, il est toujours surpris par les troubles. Pourquoi ? Parce qu’il a du mal à percevoir politiquement les attentes et le désarroi des populations et d’anticiper en conséquence, il a du mal à agir. Le marché parallèle, source de corruption, il a peur de l’affronter ; la justice de transition de même. A la moindre contestation et revendication, il cède, même si les caisses de l’Etat sont vides. Il a du mal à créer un climat de confiance pour les investisseurs. Est-ce que l’insécurité justifie toutes ces craintes ? On n’est pas sûr. Le gouvernement n’est pas une question de chiffres, ni de dossiers ficelés, ni d’un travail acharné. Essebsi en a voulu ainsi, en optant pour un premier ministre non politique, supposé être neutre. La politique, elle, n’est pas neutre. L’action sur le réel n’est pas neutre. Le gouvernement agit pour transformer les choses. Il prend nécessairement parti et choisit entre plusieurs options.


 


Le président Essebsi sait, lui, d’emblée que, de par la Constitution, il n’a pas beaucoup de pouvoirs dans ce régime parlementaire hybride. La Constitution n’a pas été faite à sa taille. Son pouvoir réel, il le tient de son rôle fondateur du parti majoritaire. A ce titre il a une certaine autorité politique. Il peut communiquer directement au pays à travers les médias audiovisuels. Mais une fois qu’il a nommé le premier ministre, le président ne gouverne plus le pays sur le plan interne. Il a certes certaines attributions diplomatiques reconnues, une influence politique dans le pays, une collaboration permanente avec Ghannouchi, ainsi qu’une magistrature morale. Il a quand même plus de pouvoirs que son prédécesseur Marzouki. Mais, au vu de son âge, il n’a pas un pouvoir d’action visible. Il a d’ailleurs perdu son emprise sur son propre parti, sur lequel ses fonctions présidentielles l’empêchent d’agir.


 


La question reste d’à-propos : qui gouverne la Tunisie quand personne ne gouverne ?


Hatem M’rad