Les jongleries de Ghannouchi entre le pouvoir et l’opposition
Hatem M’rad
Professeur de science politique
Ennahdha n’est ni au pouvoir ni dans l’opposition. Elle est, en fait, dans les deux sphères de la vie politique : au pouvoir et en son contraire, l’opposition ; dans la sphère de décision politique et dans la sphère de la contestation et refus de la décision. Bien présente au Parlement, puisqu’elle représente dans les rapports de force le 2è parti de Tunisie (31,80% des sièges, collant de près au premier parti, Nida Tounès, qui a 39,17% des sièges), Ennahdha est encore présente au gouvernement.
Présente symboliquement, il est vrai, avec un ministre et trois secrétaires d’Etat, du moins pour le moment. Situation sans doute confortable pour un parti qui sortait d’une situation inconfortable, qui était rejeté par l’opposition et la société civile en raison de la menace islamiste qu’il a fait peser durant plus de trois ans sur le pays, et qui a fini par perdre successivement les élections législatives, du moins statistiquement, et présidentielles, faute de candidat présenté à ces élections.
Mais Ennahdha, sous la conduite du tacticien Ghannouchi, revient de loin. Après le rejet massif par le pays et la classe politique, ce parti réussit à s’imposer, contre vents et marées, comme associé au gouvernement. Il a joué sur la faille du pays actuellement : la sécurité, le terrorisme. Ghannouchi semblait dire à tous, non sans délectation : vous n’aimez pas les islamistes, soit ; mais je peux vous donner la sécurité, et donc la reprise économique, et donc la stabilité, sur lesquelles vous avez de meilleures chances de conduire votre nouveau gouvernement sur de bonnes bases.
Du coup, son parti a fini par être accepté comme associé au gouvernement, sauf peut-être par la gauche contestataire, d’autant plus qu’Ennahdha a montré son intégration progressive au système démocratique, voire en donnant des garanties, en se retirant d’abord du pouvoir (gouvernement Laârayedh) au profit d’un gouvernement neutre, de technocrates (celui de Jemâa), en s’associant avec tous les autres partenaires politiques et sociaux au Dialogue National, qui a surmonté la pire crise politique du pays après l’assassinat de Brahmi, enfin en acceptant l’alternance politique au pouvoir.
Au surplus, pure tactique, réalisme ou nouvelle conviction tiré de l’expérience de la transition, Ennahdha, d’après les déclarations de ses dirigeants, y compris de Ghannouchi, est en train de réviser ses positions doctrinales pour son prochain Congrès, qui aura lieu, semble-t-il en 2016. Ce sera sans doute, si cela se réalise, un fait unique chez les partis islamistes, un nouveau Bad- Godesberg, ce fameux congrès du Parti social-démocrate allemand, qui a rompu en 1959 avec le marxisme, au profit de la voie social-démocrate.
On verra comment Ennahdha arrivera-t-il à concilier la démocratie civile avec l’islamisme providentiel, apparemment inconciliables sur le plan de la logique politique. Il est encore tôt pour savoir si Ennahdha arrivera ou non à rompre avec la théologie orthodoxe du parti (califat, chariâ), celle qui a fait sa force dans les années noires, et mêmes moins noires, et s’il optera in fine pour la modernité démocratique. On verra encore si Ghannouchi arrivera à imposer sa nouvelle charte et programme démocratique à ses troupes islamistes. Troupes qui sont beaucoup plus à l’aise dans les mosquées harangueuses que dans les tribunes politiciennes des partis.
En tout cas, si son association à Nida Tounès au gouvernement marche et porte ses fruits, Ghannouchi ne manquera pas de le faire signifier à ses adversaires et à ses propres bases. Il saura démontrer qu’il a bien fait de s’associer au gouvernement pour l’intérêt supérieur du pays, qui coïncide miraculeusement avec l’intérêt du parti. On effacera les échecs passés et on recommencera une « nouvelle ère » politique.
On oubliera qu’elle n’a au gouvernement qu’un ministre et trois secrétaires d’Etat, qui se voient à peine dans le paysage politique. Une volonté délibérée de ne pas trop paraître pour préserver les éventuels échecs futurs. L’opinion ne lui tiendra plus rigueur en cas de réussite du gouvernement. Ennahdha aura apaisé la colère civile. Et la base nahdhoui ne pourra plus avancer une autre alternative que celle choisie par l’illuminé Ghannouchi.
Mais, en cas d’échec ou impopularité du gouvernement Essid dans lequel elle est associée, Ennahdha n’aura aucune peine à démontrer qu’elle n’est présente à ce gouvernement que par un seul ministrenon souverain, et que les autres secrétaires ne sont tout au plus que de simples figurants. Que ce gouvernement est celui de ses adversaires idéologiques, et non de ses associés politiques, et que cette majorité est leur majorité, pas la sienne.
Ce qui explique que le rusé Ghannouchi, pour ne pas être en déphasage avec les nouvelles agitations sociales et recompositions politiques, reprend son bâton de pèlerin, dans l’espoir de tenter de modifier les rapports de force dans le pays et gêner ses associés. Ce qui compte, après tout, c’est son but suprême : les prochaines élections. Ainsi, Ghannouchi discute avec les grands, ceux qui comptent, qui ont du pouvoir, avec ses associés, Essebsi et Essid et avec Abbassi (UGTT). Il demande des audiences au Président Essebsi, son partenaire au gouvernement, pour faire passer ses messages, ralentir un projet, bloquer certaines nominations ou proposer ses hommes ou ses services.
Mais Ghannouchi n’est pas seulement un partenaire au pouvoir. C’est un homme politique qui cherche à préserver l’avenir. Ainsi, il appelle les autorités à délivrer un passeport tunisien pour Ben Ali et sa famille, son ancien tortionnaire, dans une optique de réconciliation, pour éviter l’exclusion et le bannissement, dont il en a été lui-même victime des décennies durant. On pourra peut-être envisager carrément demain un effacement des peines. Ben Ali n’a été après tout qu’un simple dictateur.
Ghannouchi fait encore une visite de courtoisie à l’illustre poète Ouled Ahmed dans son lit d'hôpital, son pire adversaire littéraire, et que personne n’a visité avant lui. Ghannouchi se prend encore pour un tribunal constitutionnel, en déclarant que le projet de loi sur la protection des forces armées ne passera pas, car anticonstitutionnel et contraire aux droits et libertés. Sans oublier de défendre le droit de Marzouki, son allié dans l’ex-troïka, de créer un nouvel-ancien parti, le Harak.
Le rusé Ghannouchi pense, comme d’habitude, vraiment à tout. Un coup pour le réseau de l’ancien régime, un autre pour le fric saoudien (l’hôte), un autre pour les anciens alliés, un autre pour les démocrates déçus. C’est sa façon à lui de faire de la « Realpolitik ». Il ratisse large.
Ghannouchi aura alors le privilège de paraître auprès de l’opinion plus démocrate, plus politique, plus droit-de-l’hommiste que l’ancien président Marzouki et son parti. Car, dans l’histoire qu’on écrira sur la transition démocratique en Tunisie, on n'oubliera pas de mentionner que le CPR et Marzouki ont été les rares hommes et partis qui n'ont pas voulu s'asseoir sur la table de négociation du Dialogue National, pour tenter, avec tous les autres partenaires politiques et civils, de sortir le pays de la crise.
Sans le CPR et sans Marzouki, le Dialogue National, une véritable réussite tunisienne, a fait tous les compromis et tous les consensus possibles, qui ont pu sauver la Tunisie de la menace islamiste: retrait du gouvernement Laârayedh, gouvernement de technocrates, ISIE, puis élections démocratiques. Pire, le CPR et Marzouki ont tout fait pour que le Dialogue national échoue. Dans cette même histoire, on n’oubliera pas non plus de mentionner que Ghannouchi, lui, l’islamiste, il y était au Dialogue National. Il en a même influencé l’issue.
Hatem M’rad