Le Quartet : un Nobel pour le dialogue national et le consensus

 Le Quartet : un Nobel pour le dialogue national et le consensus

OSLO


 


Hatem M’rad


Professeur de science politique


 


Le prix Nobel de la paix de 2015 a couronné le Quartet pour son rôle d’initiateur du processus du Dialogue national et de médiateur actif lors de son déroulement. L’année dernière, l’UGTT était candidate seule, mais elle est arrivée deuxième. Cette année, le Quartet, dont la candidature a été présentée par le président Essebsi a eu gain de cause et a fini par arracher le Nobel. Alors même que tout le monde s’attendait à ce que ce soit Angela Merkel qui rafle la mise. Ainsi, pour une surprise, c’en est une pour les Tunisiens.


 


En fait, ce sont les trois premiers parrains du dialogue national, l’Union Générale des Travailleurs Tunisiens, la  Ligue Tunisienne des Droits de l’Homme et l’Ordre des Avocats qui ont décidé d’inviter par la suite l’Union Tunisienne de l’Industrie, du Commerce et de l’Artisanat à les rejoindre. Le Quartet fut alors définitivement constitué en tant que quatrième modérateur au dialogue et à devenir ainsi un « Quartet », une sorte de 3+1. Houcine Abbassi (UGTT), Chawki Tabib (Barreau) et Abdessattar Ben Moussa (LTDH) ont décidé d’inviter l’UTICA, le syndicat des patrons, à les rejoindre, parce qu’ils ont constaté que cette dernière organisation a renouvelé ses dirigeants à travers des élections, elle a écarté élégamment ceux qui ont collaboré avec l’ancien régime de manière voyante, notamment l’équipe de Hédi Jilani, un proche de Ben Ali par alliance, et que ses nouveaux leaders ont paru déterminés à jouer un nouveau rôle dans le nouveau paysage économique, social et politique du pays.


 


On pouvait penser à première vue que ces membres du Quartet, qui représentaient des organismes corporatistes et syndicaux étaient motivés par des considérations professionnelles étroites. Mais, au fond, ils ne représentaient pas seulement la société civile qui a cru en eux pour le rôle positif qu’ils ont joué dans les différentes instances de la transition, ils représentaient aussi les intérêts supérieurs du pays face aux intérêts partisans étriqués des 22 partis qu’ils avaient à encadrer au dialogue national. Et les faits l’ont attesté. Même s’ils étaient aussi tous, à des degrés divers, intéressés par la paix civile. Et qui ne l’était pas ?


 


Bref, le rôle du Quartet était quasiment d’ordre politique : il s’agit de contribuer par leur médiation, devenue incontournable faute de mieux, à mettre fin à une grave crise politique et au blocage qui s’en est suivi après l’assassinat de Mohamed Brahmi le 25 juillet 2013, au sit-in d’Errahil et au rejet de la légitimité de la majorité de la troïka et des islamistes par les populations.


 


Il n’est pas faux de dire alors que le Quartet, à travers sa composition judicieuse, a été un des artisans du démarrage officiel du dialogue national de manière sérieuse et une des causes de sa réussite ultérieure.  C’est en cela que l’initiative du Quartet se distingue de toutes les initiatives précédentes provenant tantôt de l’UGTT seule, tantôt de certains partis, comme celle d’al- Joumhouri, tantôt d’acteurs engagés au pouvoir, à l’instar de Hamadi Jebali ou du président Marzouki.


 


La participation de l’UTICA, exclue d’habitude dans les négociations et accords à caractère politique, a permis d’atteindre aussi bien l’équilibre interne du Quartet lui-même que le consensus à l’intérieur du dialogue, deux facteurs politiques importants. Le Quartet avait maintenant les moyens de son rôle de médiateur. L’UGTT représentait à elle seule 700 000 adhérents, l’UTICA représentait, elle, 165 000 adhérents de différentes catégories, ainsi que 2,5 millions d’employés de manière directe ou indirecte. Bref, l’UGTT et l’UTICA représentaient à eux deux la population active du pays. Ensemble, ils ont pu mettre la pression sur les partis politiques pour les pousser à accepter de participer au dialogue national.


 


Le Quartet incarnait, en un mot, simultanément une neutralité élargie, un consensus, un équilibre et une forme de représentativité de la société civile. Eléments qui ont permis de renforcer le soutien du dialogue tant à l’échelle nationale qu’à l’échelle internationale. Qui plus est, le Quartet aura aussi son mot à dire dans la proposition de la feuille de route (conçue essentiellement par les patrons) et dans la direction des débats au sein du dialogue national.


 


Il est rare de trouver  des patrons et des syndicats de travailleurs réunis ensemble et associés aux forces politiques, pour trouver des solutions à une crise politique majeure. L’amalgame entre partis politiques (pouvoir et opposition), syndicats des travailleurs et des patrons, et société civile a été l’une des causes de réussite du Dialogue national. Plus personne n’osait se défiler devant ce procédé démocratique incontournable, s’imposant de lui-même, dans une conjoncture très difficile. La composition du Quartet a, dès le départ, donné le ton du Dialogue national. Elle impliquait que toute la société était impliquée maintenant dans la recherche d’une solution à la crise.


 


Le Dialogue national a certainement sauvé le pays de la débâcle, voire d’une guerre civile. Processus consensuel et pragmatique, réunissant tous les partis représentatifs et la société civile, le Dialogue national a sauvé le pays qui, à un certain moment, était scindé en deux forces politiques opposées, hostiles et irréconciliables et sur le plan politique et sur le plan culturel : islamistes contre laïcs (partis et société civile).


 


La voie du Dialogue national était surtout  alimentée par les contre-exemples de la Libye, de la Syrie, où la confrontation et la violence entre les parties, tribus et sectes, tiennent lieu de seuls moyens de règlement politique après les révoltes populaires. Elle était surtout nourrie par l’évolution négative de l’expérience égyptienne, où les dérives des Frères musulmans au pouvoir avec Morsi ont conduit l’armée à intervenir et à destituer les islamistes au pouvoir. Et Ennahdha n’était pas insensible à cet état de fait. Elle était prête à tout accepter, quartet, dialogue national, alors qu’elle ne s’est jamais entendu avec l’UGTT qu’elle a toujours cherché vainement à noyauter. Mais elle ne pouvait accepter une mort annoncée.


 


En fait la réalité du Quartet était toute autre. Le Quartet est dominé aussi par les rapports de force en son sein. Le Dialogue national était dominé par l’UGTT, premier initiateur du processus et première force sociale du pays, et notamment par le leadership de Houcine Abbassi, même si les autres membres du Quartet avaient joué d’autres rôles complémentaires. Mais c’est Abbassi qui menait les débats avec les dirigeants des partis. C’est lui qui débloquait les situations dans des rencontres improvisées ou des tête-à-tête avec Ghannouchi et Essebsi, les deux forces politiques du pays.


 


Houcine Abbassi qui n’a rien d’un intellectuel, a toutefois une grande expérience dans l’art de la négociation appris sur le tas à l’UGTT. Il a impressionné les dirigeants des partis, surtout les plus nouveaux d’entre eux, novices en matière de négociation. Il a d’ailleurs eu des clashs lors du dialogue national avec Widad Bouchamaoui, présidente de l’UTICA, qui n’appréciait pas ses méthodes de travail, car Abbassi avait tendance à prolonger indéfiniment les séances des négociations et à retenir d’autorité les participants et les partis jusqu’à ce qu’ils finissent par trouver une issue. C’est sa méthode à lui, éprouvée à l’UGTT, dans chaque menace de grève : la patience.


 


C’est dire que, tant le Quartet, le Dialogue national, que le pays même doivent une fière chandelle à Houcine Abbassi, le maître de l’UGTT, pour le rôle qu’il a assumé avec maestria durant les négociations du dialogue national. Tous les dirigeants politiques le reconnaissent. Sans lui, le Quartet n’aurait probablement pas été ce qu’il était, le dialogue national non plus. Reconnaissons-le, lui et l’UGTT ont eu une grande part dans l’obtention de ce prix Nobel de la Paix.


 


Hatem M'rad