Le gouvernement minoritaire, un non- sens politique
Hatem M’rad
Professeur de science politique
Un gouvernement peut être soutenu par sa majorité au Parlement, par son parti ou par sa coalition, et se trouver en décalage avec l’opinion. Un pouvoir majoritaire peut devenir minoritaire par rapport à une opinion publique défavorable, tant dans les sondages que dans ses manifestations ou modes d’expression dans la rue et ailleurs. Ce sont des choses ordinaires et courantes en démocratie. Certains gouvernements majoritaires admettent démocratiquement le fait, en tiennent compte dans leur mode de gouvernement, en se pliant dans la mesure du possible aux desiderata de l’opinion, réfractaire dans ce cas à leur politique et à leur action.
Mais aussi, un gouvernement majoritaire, non soutenu en masse de manière durable par l’opinion, finit en démocratie, lorsque le décalage devient trop voyant, par présenter sa démission, dissoudre le parlement, en invitant les électeurs à trancher l’opposition entre la majorité et l’opinion, du moins si les institutions le permettent. Et elles le permettent souvent dans les régimes parlementaires. Il s’agit de rompre l’ambiguïté et de clarifier le jeu politique, empêchant le gouvernement de gouverner. Un traitement de choc électoral est nécessaire pour faire prévaloir le sens démocratique.
Dans ces deux cas de figure, il y a un décalage entre la démocratie représentative, où la majorité parlementaire qui soutient le gouvernement subsiste encore, et la démocratie d’opinion qui fait apparaitre une opinion publique défavorable au gouvernement et à la majorité politique au Parlement.
Toutefois, dans ces mêmes démocraties établies, lorsque le gouvernement ne peut plus s’appuyer sur une majorité fidèle de son parti ou de sa coalition au parlement ou lorsque ses troupes, ses députés, font défection, démissionnent ou quittent le parti ou l’abandonnent pour créer un autre parti, ce gouvernement est acculé de tirer les enseignements démocratiques nécessaires, même si l’opinion lui est, elle, encore favorable. Ici, contrairement au décalage avec l’opinion, qu’il peut toujours surmonter, il est condamné à présenter sa démission, dissoudre le parlement et convoquer de nouvelles élections anticipées. C’est la démocratie représentative qui est ici en jeu, celle qui a été conçue par les électeurs et déformée par les combinaisons des députés et des partis.
Un gouvernement minoritaire est en effet un non-sens démocratique, il n’est pas viable. Le gouvernement ne peut ni agir, ni définir une politique, ni faire voter ses projets, ni convaincre la majorité parlementaire de son action, ni l’exécuter et en assumer la responsabilité, faute de soutien. La seule option qui lui reste, c’est de partir, du moins s’il a une haute idée de la légitimité démocratique. Il n’a plus ici la confiance de la majorité de son parti au parlement, et indirectement du peuple.
En Tunisie, la situation est, il est vrai, plus complexe. Le gouvernement Essid est d’abord officiellement l’incarnation du choix du parti majoritaire aux législatives, Nida Tounès, même si le chef du gouvernement n’en est pas membre. C’est le président Essebsi, chef-fondateur du parti, qui l’a désigné. La coalition des quatre partis l’a soutenu. Aujourd’hui, il est encore soutenu par la coalition, par le président, par Ennahdha, et de manière ambigüe par Nida. Les sondages montrent également un soutien global, quoique timide et non massif, de l’opinion, malgré les difficultés économiques, sociales et sécuritaires.
Mais, là où le bât blesse, c’est lorsqu’on évoque la scission au sein du parti majoritaire, Nida : fait essentiel dans les régimes parlementaires, même si la coalition est, elle, toujours majoritaire. Un peu moins d’une trentaine de députés environ (ça monte et ça descend tous les jours) ont démissionné du groupe parlementaire de Nida et de ce dernier, en vue de rejoindre le nouveau parti dirigé par Mohsen Marzouk, qui se réclame toujours de « l’idéologie » de base de Nida, à supposer que Nida ait une idéologie. Situation rare, il est vrai, dans les vieilles démocraties, où les partis sont généralement bien structurés et disciplinés. Du coup, Nida perd son leadership au sein de la coalition majoritaire. De 85 sièges initialement, il passe à une soixantaine environ. Ce sont maintenant les islamistes qui le devancent avec 69 sièges.
Normalement, dans l’esprit et les usages des démocraties, le gouvernement doit démissionner ou poser la question de confiance ou provoquer de nouvelles élections, comme on l’a vu. Mais, la situation se complique par deux faits cumulatifs. D’abord, le nouveau parti en voie de constitution de Marzouk, qui a fait scission, a déclaré à maintes reprises, par la bouche même de son leader et de ses partisans, que les députés nidéistes et le nouveau parti continueront à soutenir le gouvernement et de voter en faveur de la coalition. Ensuite Ennahdha et son leader Ghannouchi n’ont pas manqué de réitérer encore leur soutien au gouvernement Essid et à la coalition. Leur propre lecture, certainement erronée, de la démocratie, consiste à dire que les électeurs ont fait leur choix démocratique aux élections législatives de 2014 en faveur de Nida Tounès. C’est en quelque sorte la volonté profonde des électeurs. Les problèmes internes au sein de Nida ne les concernent pas, ils sont « secondaires ». Ils préfèrent respecter le choix des urnes, sans doute pour bien marquer leur croyance en la démocratie électorale, montrer le bien-fondé de leur conversion et rassurer les instances et l’opinion internationales. De même qu’ils ont gardé intacte leur alliance politique de la troïka après 2011 jusqu’à la fin, de même ils veulent préserver leur coalition avec Nida et les autres partis aujourd’hui. Après tout Ennahdha a accru son influence au sein de la coalition en se rendant indispensable à la suite de la semi-déconfiture de Nida. Que veut-elle de plus ?
Même si Ennahdha décide, comme ses dirigeants l’ont dit, de protéger leur alliance et de soutenir le gouvernement Essid, malgré les tempêtes au sein de Nida, qui passe à un statut minoritaire, et les révoltes sociales, et même si Nida, le chef du gouvernement et le président Essebsi sont obligés d’y souscrire, cette lecture politique « contorsionniste » démontre, outre une inculture parlementaire manifeste, un aspect irrévérencieux à l’égard des institutions démocratiques. Tout ce beau monde veut « gouverner » coûte que coûte, fut-ce en déformant les préceptes politiques essentiels, alors qu’on est en phase de construction et d’apprentissage démocratique. La continuité et la stabilité gouvernementale, même en période de difficile transition, ne sont pas des principes démocratiques, mais des faits politiques. C’est le retour aux électeurs qui l’est. Ce retour aux électeurs est sain, il évite les argumentations artificielles, abracadabrantes, voire apolitiques, propagées aujourd’hui au sein des acteurs gouvernementaux, chez Essid, Essebsi, Nida, Ennahdha ou chez les troupes de Marzouk, pour évoquer le statut minoritaire de Nida au parlement et le destin du gouvernement et de la coalition.
En somme, la Tunisie a eu un pouvoir minoritaire sous Bourguiba, puis sous Ben Ali, puis un gouvernement minoritaire sous la troïka, pour différentes raisons et dans un autre régime politique. Et on continue aujourd’hui à avoir un gouvernement minoritaire sous la direction d’Essid. Comme quoi, on peut toujours faire parler la majorité selon les vœux de la minorité. C’est la démocratie à l’envers. Même J-J Rousseau n’y a pas pensé.
Hatem M’rad