La contre-démocratie tunisienne

 La contre-démocratie tunisienne

Crédit photo : AFP


 


Hatem M’rad


Professeur de science politique


 


Pourquoi nous, les électeurs, nous demande-t-on de voter ? Pourquoi, eux, les élus, sont-ils élus ?  Les gouvernants doivent-ils gouverner ? Sont-ils élus et désignés pour agir ou pour se délecter du spectacle de l’anarchie fiévreuse, de la confusion générale et des grèves illimités ? Pourquoi la revendication syndicale, professionnelle et catégorielle, est-elle devenue le seul mode de gouvernement du pays, justement et curieusement après la fin de la transition, l’adoption de la Constitution et l’élection démocratique et définitive ? De quel droit, et au nom de quoi, les agités du corporatisme  prétendent-ils effrayer le droit de la société de jouir des fruits de la nouvelle démocratie ? Un droit que la société a fermement défendu durant quatre ans de transition.


 


Le droit du contestataire anarchique, du syndiqué, du groupe professionnel, visiblement manipulé politiquement à l’aide du nouveau paysage pluraliste et démocratique du pays, qui décide quasi-unilatéralement d’arrêter un processus démocratique à peine établi, est-il moralement supérieur au droit de la majorité électorale, sous-prétexte que son droit se fonde sur la nouvelle reconnaissance constitutionnelle du droit de grève ? Si c’est le cas, la démocratie se trouve inversée. Elle devient le droit de la minorité de gouverner la majorité. C’est la confusion « démocratique ». Le droit de grève lui-même n’est plus un recours exceptionnel, mais un moyen de contestation indéfinie.


 


Qu’appelle-t-on un syndicat d’instituteurs, non adoubé par leur centrale syndicale, l’UGTT, qui demande juste à la fin de l’année scolaire, à l’approche des examens et concours nationaux, à travers une augmentation circonstancielle de salaire en pleine faillite économique, une réforme en profondeur de l’éducation ? Est-ce du réformisme social ou du corporatisme ? Est-ce du lobbysme politique en faveur de partis minoritaires dissimulés ou une nécessité sociale impérieuse?


 


Une réforme de l’éducation ne s’obtient pas à travers une demande d’augmentation de salaire. Si tel est le cas, la demande de réforme est un prétexte. Elle est démagogique et intéressée. Elle n’a pour but ni le Bien public, ni le progrès social et éducatif. Elle est voulue pour satisfaire d’abord des intérêts catégoriels.


 


Une réforme de l’éducation est à l’évidence une œuvre de longue haleine qui se conçoit en temps de paix. Elle se formule progressivement à travers plusieurs instances : des forums de la société civile, des partis politiques et syndicats, jusqu’au ministère et gouvernement, en passant par les pédagogues professionnels. Le débat sur la réforme de l’éducation est d’ailleurs déjà institué sous le gouvernement Essid. Le ministre de l’éducation Néji Jelloul n’a cessé d’en évoquer la nécessité et la mise en route des forums. Les Tunisiens, parents et enfants, ont d’ailleurs autant de droit d’exprimer leur souhait de réforme de l’éducation que des syndicats anarchiques, échappant à leur propre syndicat. L’UGTT est désemparé, entre l’opinion hostile aux grèves et aux manipulations et la défense des intérêts des syndiqués.


 


Y a-t-il alors une différence entre la Tunisie des grèves et la Libye des tribus? La Tunisie d’aujourd’hui, est tombée dans une sorte de « grévisme » à la fois politique et apolitique, déréglée et agitée par des secteurs professionnels à la solde des agendas politiques et des groupuscules qui, bien que mal élus, veulent être bien visibles dans la « démocratie » de rue.


 


La Libye est déjà troublée par le règne des tribus et clans qui se partagent butins (pétrole) et régions en l’absence criante d’une autorité politique centrale. Trafic d’armes, de drogue, commerce parallèle, blanchiment d’argent font office du seul mode de gouvernement. Les Libyens ont cru abattre un dictateur, ils ont abattu un Etat, à supposer que l’Etat libyen existait ou était séparé du dictateur. La Tunisie a certes un Etat traditionnellement structuré, mais il a perdu de sa superbe depuis la révolution. Les revendications sociales permanentes, le terrorisme, l’insécurité et l’impunité ont entamé son autorité et son prestige. La différence entre la Libye et la Tunisie, c’est que la Libye s’agite dans l’anarchie totale, sans transition, sans institutions, alors qu’en Tunisie, les émeutes, les grèves, le corporatisme séditieux, s’agitent, eux, contre la démocratie et les institutions.


 


La Tunisie est entrée dans le cercle de la « contre-démocratie », un concept cher à l’historien Pierre Rosanvallon, qui en a fait un ouvrage (« La contre-démocratie », Seuil, 2006)). Le gouvernement par la défiance se substitue au règne de la confiance. « Surveiller, empêcher et juger » sont devenus, d’après lui, les affaires quotidiennes des citoyens de la contre-démocratie. Celle-ci établit des outils de surveillance et d’évaluation des gouvernants contribuant à l’exercice de la citoyenneté. Ces outils exercent un contre-pouvoir tendant à freiner le pouvoir des gouvernants, même élus, comme dans le système libéral. Mais, le défaut majeur de la contre-démocratie, c’est qu’elle affaiblit aussi la démocratie elle-même, en enfonçant le décalage entre les électeurs et les élus. Peut-on renforcer la démocratie représentative par la contre-démocratie sociale permanente ? La société civile, quoique éclatée, se trouve embrigadée sans répit. Elle exerce un coup d’Etat permanent contre les gouvernants élus, qui voient s’épuiser leur capacité d’action. Le sur-pouvoir de la société civile et le sous-pouvoir de l’autorité deviennent un prétexte aux dérives populistes.


 


La contre-démocratie s’installe aussi en Tunisie. Chômeurs des régions déshéritées manipulés contre une modique somme d’argent offerte par des délégués de partis non reconnus électoralement, syndiqués anarchiques de la fonction publique, en révolte tant contre l’autorité de leur syndicat que contre l’autorité de l’Etat, des revendications futiles et factices frôlant la propagande de mauvais goût, quasi-incompréhensibles (comme celui sur l’énergie ou les hydrocarbures), remplissent les pages des réseaux sociaux et l’ordre du jour des journaux télévisés en manque d’imagination.


 


Ni droit, ni bon sens, ni compromis, ni dialogue : tels sont les ressorts de la contre-démocratie tunisienne. Elle se définit négativement, et non pas positivement. Elle veut abattre les démocrates visibles et transparents pour y substituer des démagogues et des milices placés en deuxième ligne.


 


La contre-démocratie tunisienne se distingue de la contre-démocratie  occidentale. Elle est d’abord établie de manière soudaine dans un pays en transition démocratique, qui vient de connaitre les « joies » empoisonnées de la démocratie politique, alors qu’en Occident, elle a lieu dans des démocraties représentatives bien établies et bien assagies. Elle est ensuite le fait de groupes et d’individus qui ne comprennent pas encore tous les ressorts de la démocratie. Un demi-siècle de mutisme politique ne se rachète pas par quatre années de « boulimie » participative et d’effervescence revendicative permanente.


 


Hatem M’rad