Du gouvernement Essid I à celui d’Essid II
Hatem M’rad
Professeur de science politique
C’est la fin d’une des premières marches de la IIe République. Pouvoir, gouvernants et gouvernement commencent tous à mieux percevoir les contraintes et les nécessités du régime parlementaire et du gouvernement de coalition, après une année au pouvoir. Une perception rendue possible, il est vrai, par les résistances partisanes, les contorsions politiques, les ambiguïtés des influences politiques, les obstacles et les pesanteurs économiques, sociaux et sécuritaires, encore difficilement surmontables au vu du contexte interne et régional.
De l’avis de tous, le remaniement du gouvernement Essid I était prévisible, annoncé même depuis quelques mois déjà. Le gouvernement de coalition d’Essid a peu convaincu, malgré les bonnes intentions de son chef, et même s’il avait une allure plutôt technocratique. Il était plongé dans la gestion au jour le jour au gré des évènements et des drames successifs. Les projets de loi mêmes apparaissaient et disparaissaient selon les effets et l’émotion du jour. Même si la conjoncture est souvent conflictuelle et changeante dans les démocraties, l’agenda d’un gouvernement est censé être rationalisé. Le gouvernement ne donnait pas l’impression de maitriser une feuille de route préétablie ou précise, propre justement à encadrer les imprévus et les aléas, notamment après cinq ans de transition. La politique a ceci de commun avec la gestion, c’est qu’elle est aussi un art de prévision. On dit que le bon gestionnaire est celui qui sait rendre prévisible l’imprévisible même, le bon gouvernant aussi, du moins en principe.
Or, l’opinion a besoin de cohérence, de logique, de clarté, de perspectives pour qu’elle puisse se rassurer. Elle ne voit ni d’améliorations palpables ou visibles du réel, ni des perspectives à moyen terme. Le gouvernement doit lui montrer qu’il maitrise son sujet et qu’il a des plans, malgré les aléas et le chaos. L’opinion ne croit qu’aux résultats et aux progrès de ses conditions de vie.
Il est vrai que la crise interne de Nida, parti majoritaire, devant donner l’exemple et baliser la route, ne facilite pas les choses pour un gouvernement de coalition. Le gouvernement Essid était politiquement condamné à tenir compte des équilibres au sein de la coalition entre les quatre partis et des déchirements entre les deux clans de Nida. Normalement, il appartenait à Nida, parti majoritaire censé diriger le gouvernement, de l’aider à avoir une philosophie conductrice et à lui donner des éclairages politiques au-delà de la confusion générale. Or Nida ne l’a pas fait. Ce parti n’était pas satisfait dès le départ de la composition du gouvernement, du choix du chef de gouvernement par le président Essebsi. Il aurait préféré que le premier ministre soit un homme politique issu du de ses rangs. En outre, Nida était lui-même un parti composite, tentant de rassembler ou d’harmoniser des idéologies disparates, voire contradictoires. Nida était donc mal placé pour souffler des orientations politiques ou idéologiques au gouvernement.
La participation des islamistes au gouvernement empêchait peut-être Nida de donner plein effet à ces grandes orientations, qui pouvaient d’ailleurs empêcher le gouvernement d’avoir les mains libres. Il fallait pour chaque décision importante consulter les islamistes, l’UPL et Afek, qui ont aussi voix au chapitre. Or, si chaque parti membre du gouvernement avait son programme politique durant les législatives, il n’y avait aucune plateforme politique, aucun programme commun pour ce gouvernement d’associés. Essebsi et Ghannouchi savaient à l’avance qu’ils allaient très probablement unir leurs forces, pas forcément les autres. Mais ils n’ont envisagé aucune plateforme politique. Il y a eu par la suite une négociation entre les partis pour constituer ce gouvernement, mais le projet politique commun n’était nullement prévu. Car on ne savait pas précisément avec qui gouverner. Cela dépendait des négociations. Et puis, il fallait faire vite. Nida a donc laissé faire.
Une fois la coalition gouvernementale établie, le processus ne relevait plus que de Béji Caïd Essebsi, de Habib Essid et de Rached Ghannouchi. Les décisions du gouvernement jugées importantes devaient avoir d’abord leur approbation : Essid pour les aspects techniques, Essebsi et Ghannouchi pour le volet politique. Les autres alliés sont consultés par la suite. Ce sont là des rapports de force objectifs, mais qui ne contribuaient pas beaucoup à clarifier l’action gouvernementale.
Maintenant, le gouvernement Essid II a été constitué. Treize nouveaux ministres ont fait leur entrée. Le gouvernement est devenu relativement plus ramassé avec 28 ministres, plus politique et moins technocratique, avec une domination nidéiste nette : 10 ministres de Nida, 2 ministres d’Ennahdha et un secrétaire d’Etat, 4 ministres pour l’UPL (qui obtient un ministre de plus), un parti qui a plus de sièges au parlement qu’Afek, qui garde lui ses 3 ministres.
Ce gouvernement Essid II suggère plusieurs observations :
– Il y a dans le gouvernement Essid II une réhabilitation certaine du politique au détriment du technocratisme. C’est la revanche du régime parlementaire de coalition et de ses implications politiques, qui supposent que le gouvernement ait une volonté politique affirmée. Dans un régime présidentiel, le président est le chef de la majorité, c’est lui qui décide de l’essentiel sur le plan politique. C’est lui qui définit l’action de l’Etat. Il peut alors se contenter d’un gouvernement de technocrates. Pas dans un régime parlementaire où le gouvernement doit collaborer politiquement avec le parlement et, en l’espèce avec le président de la République. A défaut de mettre un premier ministre politique, Essebsi a préféré garder Essid à ce poste, un homme mi- technocrate, mi-haut fonctionnaire et l’entourer de ministres plus politiques. Pourtant, normalement, c’est le chef de gouvernement qui est censé donner l’impulsion politique du gouvernement, pas les ministres. Essebsi ne veut toujours pas, ou ne peut pas encore, désigner un politique à la tête du gouvernement, ne serait-ce que pour rassurer ses indispensables alliés. Il ne voulait peut-être pas rendre impopulaire un premier ministre de Nida, cela risque de se répercuter directement sur lui. On accepte plus de choses d’un technocrate en période trouble que d’un dirigeant politique. Les sondages récents confirment d’ailleurs la progression du nombre de satisfaits pour le chef du gouvernement.
– On a évoqué à plusieurs reprises, et depuis des mois, l’intention de Habib Essid de réduire le nombre des membres du gouvernement, pour qu’il y ait plus d’unité et plus d’efficacité dans l’action gouvernementale. Il l’a lui-même déclaré. Chose peu probable. Il est très difficile dans un gouvernement de coalition de resserrer le nombre du gouvernement. Le chef du gouvernement est tenu ici de répartir les postes ministériels aux différents partis de la coalition. On est parfois acculé même dans ce type de gouvernement à créer des ministères artificiels, juste pour tenir compte des souhaits ou exigences des uns et des autres. De fait, le resserrement du gouvernement a été très limité.
– Ennahdha (2 ministres et un secrétaire d’Etat) ne veut toujours pas apparaitre au grand jour au gouvernement. Elle se contente de deux postes ministériels, alors que les rapports de forces lui permettent de postuler davantage pour un deuxième parti du pays, plus que l’ULP et Afek en tout cas, qui ont curieusement davantage de ministres qu’elle. Ennahdha ménage toujours ses propres troupes ainsi que l’opinion publique qu’elle ne veut pas heurter de front. Elle cherche peut-être à augmenter progressivement le nombre de ses ministres. Elle ne veut pas encore assumer les échecs éventuels du gouvernement à l’approche des municipales et avant son prochain congrès.
Mieux encore, ce que Ghannouchi ne veut pas obtenir directement, il l’obtient indirectement. Des faveurs indirectes ont en effet été concédées à Ennahdha. Le ministre des Affaires religieuses Othman Battikh, qui s’opposait de manière voyante aux volontés d’Ennahdha dans la gestion des mosquées (notamment à Sfax), a été écarté (il est devenu Mufti de la République) au profit de Mohamed Khélil, un proche d’Essebsi. Il y a bien ici un compromis Essebsi/Ghannouchi. Le ministre des Affaires étrangères Taieb Baccouche, homme de gauche, ancien syndicaliste, qui s’opposait farouchement à Ennahdha, a cédé sa place à Khémais Jhinaoui, un diplomate de carrière, qui était conseiller diplomatique du Président Essebsi. Le nouveau ministre de l’Intérieur Hédi Mejdoub, issu du ministère, sans être nahdhaoui, n’est pas hostile à Ennahdha, il était le chef de cabinet de Ali Laârayedh en 2012. L’ambigu Khaled Chouket, le nouveau ministre chargé des relations avec le parlement et porte- parole du gouvernement, mi-islamiste, mi-nidéiste, ne déplait pas à Ennahdha. Par ailleurs, le gouvernement n’a inclus, à l’exception de Mahmoud Ben Romdhane, que des ministres rattachés au courant des deux Essebsi, père et fils, courant soutenu franchement par Ennahdha et Ghannouchi. Ce dernier, assez subtil, préfère être payé en termes d’influence et non en termes de nombre de postes.
– Globalement, les nouvelles faveurs accordées par le chef de gouvernement et Essebsi à leurs alliés, l’augmentation de leurs représentants au gouvernement ou la mise à l’écart de ministres qui ne leur conviennent pas (pour Ennahdha) s’expliquent aussi par le renforcement de la solidarité de la coalition, en rapport avec la crise de Nida et la scission du courant Marzouk. Essebsi lui-même, et pas seulement Ennahdha, a besoin plus que jamais de l’appui de ses alliés dans cette perspective, pour mieux comptabiliser sa majorité parlementaire et pour pouvoir gouverner durablement. Pour l’ULP, il s’agit d’envisager sa fusion au sein Nida Tounès si ce dernier se trouve en mal de majorité, hypothèse de plus en plus évoquée. Mais BCE doit encore cravacher pour soutenir et sauver son parti. Sa présence au congrès de Nida à Sousse hier, consiste à mettre tout son poids dans la balance pour unifier davantage le courant qui lui est resté fidèle : celui de son fils et le sien. La présence de Ghannouchi à ce même congrès préparatoire le fortifie davantage.
Hatem M’rad