Courant démocrate ou courant destourien, la lutte continue
Hatem M’rad
Professeur de science politique
Il arrive que les partis politiques subissent des crises de croissance au fil du temps, lorsqu’ils arrivent à maturité ou lorsqu’ils réussissent à emporter plusieurs élections successives et durables devenant lassantes pour des électeurs rassurés, ou lorsqu’ils rencontrent une certaine usure de leadership. Mais pour Nida Tounès, il faudrait parler plutôt d’une crise précoce, tant il est vrai que le parti, qui a trois ans d’existence, a mûri avant le temps normal ou habituel. La réussite rapide de Nida, acquérant le pouvoir deux ans après sa naissance aux élections législatives et présidentielles de 2014, a suscité des ambitions et des rivalités avant l’heure au sein de ses troupes.
Nida Tounès est en effet un parti qui a été très efficace quand il s’agissait de conquérir le pouvoir, mais il s’est révélé confus dès qu’il est question de se maintenir au pouvoir et de gouverner. Au fond, il est né un peu trop grand, ce qui fait qu’il n’a pas eu le temps nécessaire pour s’organiser et se structurer. Un parti est censé croître dans la durée, en ayant le temps de se diffuser, de renforcer sa discipline et d'organiser ses structures. Nida est en outre né grand avec un leader âgé, Béji Caïd Essebsi, nourrissant malgré lui les ambitions des militants impatients, en quête de relève immédiate, et qui, visiblement, ont du mal à respecter les étapes nécessaires à l’acquisition de l’expérience politique. Deux courants se sont notamment cristallisés ces derniers temps autour de deux personnalités.
D’un côté, Mohsen Marzouk, devenu conseiller du président Essebsi après l’installation de ce dernier au Palais de Carthage, puis secrétaire général récent du parti, appelé d’urgence au parti, pour rétablir l’autorité de ses structures, envahies par les hommes du fils d’Essebsi. Marzouk est un homme pressé, fonceur, cassant, activiste turbulent dans sa jeunesse estudiantine, initialement militant de gauche, ayant travaillé dans des ONG de droits de l’Homme arabe à Qatar, converti par la suite au libéralisme aux côtés du pragmatique Essebsi et à Nida. L’homme a eu le mérite de réussir la campagne électorale d'Essebsi en parvenant à le faire élire, il s'estime en retour en droit de prendre le flambeau.
De l’autre, Hafedh Caïd Essebsi, fils de son père, aux côtés duquel il a beaucoup appris les secrets de la politique. Un fils qui, d’après le père, a des compétences certaines dans la direction de l’appareil du parti. Maître de lui, patient, cherchant des réseaux sûrs, le fils est tout le contraire de l’enflammé Marzouk. Hafedh est aussi le fils de sa mère qui l’a mis sur le devant de la scène, dès la naissance de Nida et qui estime que son fils est l’homme le plus digne de succéder à son père, alors même que Béji Caïd Essebsi répugne à cette pratique peu républicaine et dynastique, de nature à nuire à sa propre image historique. Le fils, lui, ne semble pas insensible à l’argument de la succession. Sa stratégie consiste à mettre la main sur une structure exécutive maitresse des adhésions et des réseaux régionaux, comme ceux qu’il a réuni à Djerba ce dernier week-end, à pousser encore Nida vers les destouriens et Rcédistes, rompus à l’action politique et sachant gagner une élection, en vue de créer un courant dominant en sa faveur, de nature à barrer la route aux intellectuels, cadres et militants démocrates du parti, ainsi qu’aux ambitieux impatients du Bureau politique, tel Mohsen Marzouk.
Le comble, c'est que tous les deux, Mohsen Marzouk et Hafedh Caid Essebsi, ont très peu d'expérience politique proprement dite. Ils n’ont jamais travaillé dans des partis, même s’ils sont arrivés à faire leurs preuves d’une manière ou d’une autre au sein de Nida.
Ce qui sépare encore les deux hommes et les deux courants, c’est la question gouvernementale. Autant le courant de Hafedh Essebsi appuie le gouvernement Essid et l’association des islamistes dans la conjoncture actuelle, autant le courant Marzouk tente d’écarter le Premier ministre, un technocrate choisi par le président Essebsi, en ce qu’il est étranger au parti, ainsi que d’autres ministres, en mettant à leur place des hommes du parti majoritaire. Le courant Marzouk considère encore que l’appui des islamistes n’est pas incontournable, d’autres alliances sont possibles avec des forces progressistes et laïques.
Au fond, le tort de Nida Tounès, c’est que c’est un parti qui est né autour d'un homme plus qu'autour d'une idée. Ce qui peut expliquer l’émergence de ces courants et de ces dérives, en l'absence d’un chef qui s’est éloigné de la vie du parti par la force des choses. Toutefois, né autour d’un homme, Nida n’est pas le seul. Le parti gaulliste aussi est né autour de la personne du Général de Gaulle, puis est devenu une idée, en inventant « le gaullisme », puis une structure, puis a connu divers courants autour de plusieurs personnalités. Mitterand, c'est le contraire. Il a, lui, unifié divers courants de gauche dans un parti structuré. Mais le Parti Socialiste a connu aussi plusieurs courants depuis Mitterand, de l'autogestionnaire Rocard jusqu'à la gauche républicaine de Chevènement. Aujourd’hui même en France, chez les socialistes, comme chez les Républicains, la pratique des primaires avant les présidentielles permet de trancher non seulement entre les rivalités politiques, mais aussi entre les différents courants du parti.
Ainsi, les divers courants ne sont pas une fatalité dans la vie des partis, ils peuvent être un signe de leur vitalité, même s'ils consacrent des luttes fratricides et des incompatibilités d'humeur. Normalement, c'est dans le cadre du Congrès du parti que se disputent légalement les divers courants et que se crée la nouvelle direction du parti, y compris le secrétaire général. Normalement encore, s'il y a plusieurs candidats ou ambitieux du parti avant les élections, on recourt à la pratique des primaires pour choisir démocratiquement le meilleur candidat qui saura défendre les couleurs du parti. En revanche, si les luttes de personnes et les courants ne respectent pas les règles internes du parti, à ce moment-là, cela devient grave, c'est l'anarchie et on court vers la scission. Tout le monde veut créer un Bureau ou un Comité dirigeant en prenant prétexte de l'absence de structures définitives et de Congrès, pour faire des improvisations les mettant au premier plan.
Le président Essebsi doit comprendre, lui qui a laissé faire les choses ou qui n’a pu en maitriser le processus, que son pouvoir propre est en jeu. Si son parti devient minoritaire par des scissions répétées, si le parti est abandonné par une partie du groupe parlementaire, le président court à sa perte. Essebsi ne pourra plus s'appuyer sur sa majorité et il sera même acculé à la démission faute de confiance et de soutien. C’est le propre des régimes parlementaires, la scission du parti peut faire tomber le gouvernement. La situation du président, même avec quelques attributions supplémentaires, ressemblera alors à la position peu enviable de l’ancien président Marzouki. Est-ce qu'il souhaite en venir là ?
Le président Essebsi, s’il laisse faire son fils Hafedh, c’est de deux choses l’une : ou bien il partage l’opinion de son propre fils, résolu à s’appuyer sur le courant destourien, chose qu’il a lui-même encouragé avant les élections. Il se peut même que ce soit lui qui ait recommandé à son fils de suivre cette voie plus porteuse dans son esprit ; ou bien Essebsi ne maitrise plus un processus qui semble lui échapper depuis son accès à la présidence, chose improbable.
La première thèse est vraisemblablement la plus probante : l’appui du gouvernement Essid, le soutien des destouriens et l’association des islamistes sont tout ce que le père défend depuis son élection et bien avant. Mais, le père et le fils sont-ils vraiment sûrs que le soutien destourien à l’avenir est la voie la plus porteuse ? Les destouriens de première heure ont vieilli, les Rcédistes restent en mal de popularité dans le pays, comme en témoignent les mauvais scores des destouriens de toute obédience aux dernières élections. L’appui islamiste est une arme à double tranchant. Si Nida et le gouvernement échouent, on remontera aux islamistes, qui pour l’instant préfèrent traiter avec le courant destourien de Hafedh Essebsi. Habib Essid, le chef du gouvernement, n’est pas non plus très populaire. Son allure peu politique est dépourvue d’horizon. N’est-ce pas le courant démocrate du parti qui, en définitive, a les meilleures chances d’attirer des électeurs hétérogènes en provenance de divers groupes sociaux et tendances politiques ?
Somme toute, si les destouriens maitrisent mieux les réseaux, les démocrates correspondent davantage aux aspirations de la révolution. Pour qui penchera Nida Tounès ?
Hatem M’rad