Mouvements de protestation : l’image du « modèle tunisien » ternie
Au troisième jour de grogne sociale générale, les termes d’« insurrection » et de « deuxième révolution » sont lâchés dans la rue et les réseaux sociaux, tandis que lors d’une séance extraordinaire au Parlement, les députés tentent de s’emparer d’une question qui les a visiblement pris de court. En s’installant dans la durée, les marches diurnes, en alternance avec des affrontements nocturnes, posent désormais clairement la question de la nécessité d’un couvre-feu, qui serait synonyme d’aveu implicite d’échec gouvernemental. Bilan d’une nuit d’escalade aux quatre coins du pays.
C’est sans doute à Tebourba, cette délégation agricole du gouvernorat de Tunis devenue symbole du mouvement de protestation actuel, qu’ont lieu depuis deux jours les affrontements les plus violents, non loin des foyers de tension plus habituels que sont les quartiers chauds d’El Intilaka et Ettadhamon, à quelques encâblures de l’Assemblée du Bardo.
Des affrontements y ont en effet repris entre manifestants et forces de l'ordre mardi en début d'après-midi devant le siège de la délégation (sous-préfecture) symbole du pouvoir local, au moment où les habitants de la ville s'apprêtaient à inhumer Khomsi Yeferni décédé lundi à l'âge de 43 ans, lors des manifestations qui ont lieu dans la région contre la flambée des prix à la consommation. « Martyr » pour les habitants, « l’homme avait des complications respiratoires préexistantes qui ont accéléré son décès » selon les autorités. Un diagnostic raillé par beaucoup, « un grand classique » ironisent certains incrédules.
Janvier, « mois de malédiction » pour le pouvoir
Il a encore une fois été question d’usage massif de gaz lacrymogène afin de disperser les protestataires qui ont bloqué la circulation des trains, alors que des unités militaires ont pris place en milieu urbain à Tebourba et El Battane afin de sécuriser les établissements publics. Du jamais vu depuis les émeutes équivalentes de 2016.
Sur la route reliant le centre-ville de Tunis à la banlieue sud de la capitale, des automobilistes bloqués par les barrages routiers de la police au niveau de Borj Cedria ont mis plusieurs heures à regagner leur domiciles, contraints à emprunter de petites routes de campagne.
A Sidi Bouzid également, des unités de l’armée nationale ont été déployées près des institutions et établissements publics notamment dans la délégation de Jelma et ce, après que des heurts aient éclaté entre lycéens et forces de l’ordre et que des émeutiers aient bloqué la route nationale n°3 reliant Tunis à Gafsa.
Des marches de protestations pacifiques ont en revanche eu lieu à Sfax et Jebeniana pour dénoncer la cherté de la vie, à l’appel des coordinations régionales de la campagne « fech nestanaou ? » (« qu’attendons-nous ?»), scandant des slogans anti loi de finances 2018, ce qui n’a pas empêché la marche de dégénérer en échauffourées.
A Nabeul, dans la ville touristique d’ordinaire paisible de Kélibia, des affrontements entre forces de l’ordre et manifestants en aussi eu lieu après que des pneus ont été brûlés barrant la route à tout trafic routier.
A Djerba, deux synagogues ont été incendiées par des émeutiers. Il s'agit de la Synagogue du Rabbin Abraham et du Rabbin Beitsalel. « Les précieux Sephers Torah sont sauves » peut-on lire dans les témoignages d’internautes dépêchés sur place pour aider à éteindre les flammes.
Après 48 heures d’affrontements, la situation en Tunisie fait la Une de plusieurs grands médias internationaux dont le New York Times qui y consacrait un long reportage hier soir mardi.
Dans les colonnes du quotidien du voisin algérien « al Moudjahid », un grand angle est consacré aux « désillusions des Tunisiens », où l’on peut lire qu’« après avoir cru que la révolution menée contre le régime Ben Ali — ce qui provoquera sa chute — allait, telle une baguette magique, résoudre tous leurs problèmes et combler par la même occasion le retard enregistré dans le développement du pays ».
Coupable aux yeux de larges franges de la population de faire preuve de duplicité, pour avoir voté l’article 39 de la loi de finances 2018 responsable de la flambée des prix et de la dégradation du pouvoir d’achat, la classe politique s’entredéchire pendant ce temps sur les plateaux TV pour se renvoyer mutuellement la responsabilité de la crise, alors que l’on sait que tous les grands partis, y compris ceux d’opposition (Front Populaire et Attayyar démocratique) ont voté à l’unanimité ladite loi, au nom de l’intérêt national.
Seif Soudani
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