Tunisie. Main basse sur la magistrature : réactions à l’international

 Tunisie. Main basse sur la magistrature : réactions à l’international

Ned Price

Les vives réactions à l’international fusent suite à la dissolution du Conseil supérieur de la magistrature (CSM) et la mise sous scellés lundi de son siège.

Mu par une logique mi révolutionnaire mi putschiste, le président de la République Kais Saïed accélère le bulldozer du démantèlement méthodique des structures de l’Etat post 2011. Sauf que la Tunisie, endettée, ne vit pas en autarcie et dépend plus que jamais de ses partenaires occidentaux.

 

Premiers à réagir, les Etats-Unis se sont dits « profondément réoccupés » pour l’indépendance de la justice tunisienne, via le porte-parole du Département d’Etat américain, Ned Price. Lors d’un point presse le soir du 7 février, l’homme a exprimé « la profonde inquiétude des Etats-Unis suite à la dissolution du Conseil supérieur de la magistrature et l’interdiction faite à ses employés d’accéder à leur siège ». « Une justice indépendante est une composante fondamentale de toute démocratie authentique et transparente. Il est essentiel que le gouvernement maintienne son engagement pour une justice indépendante telle que stipulée dans la Constitution » a-t-il poursuivi, avant d’exhorter le pouvoir tunisien à respecter ses engagements en matière de pluralisme politique et de priorisation des réformes économiques.

 

La transgression de trop

Quelques minutes plus tard, c’était au tour de l’Union européenne de réagir tout aussi vivement, à travers la porte-parole du chef de la diplomatie européenne Josep Borrell, Nabila Massarli.

« Nous suivons avec préoccupation l’évolution de la situation en Tunisie, y compris les récentes annonces du président de la République sur la dissolution du Conseil supérieur de la magistrature », a commenté Massrali.

« Tout en respectant la souveraineté du peuple tunisien, nous rappelons, une fois de plus, l’importance de la séparation des pouvoirs et de l’indépendance judiciaire en tant qu’éléments clés pour la démocratie, la stabilité et la prospérité du pays », a-t-elle ajouté. « Des réformes substantielles comme celle-ci, aussi importante et nécessaire qu’elle puisse être, doivent être le résultat d’un processus inclusif et transparent », a-t-elle averti.

Le président du CSM, Youssef Bouzakher, a dénoncé une « fermeture illégale » et a accusé lundi le pouvoir exécutif de « s’emparer des institutions de l’État et de la magistrature en utilisant la force », après qu’un huissier de justice ait constaté devant les caméras des médias nationaux et internationaux l’apposition de chaînes et de cadenas sur le portail du siège.

« Si le président Saïed avait invoqué une lecture controversée de l’article 80 de la Constitution pour justifier le gel des activités du Parlement, il ne dispose en revanche d’aucune sorte de légitimité ou d’assise légale justifiant que l’on touche au CSM », s’est indigné Mourad Massoudi, président de l’Association des jeunes magistrats tunisiens. Le juge a menacé lundi de « faire fermer tous les tribunaux du pays », en représailles à la fermeture du CSM, confirmant qu’une assemblée extraordinaire sera convoquée mercredi ou jeudi au plus tard afin d’examiner les modalités de cette mise à l’arrêt de la justice.

 

Revue de presse gratinée

« La démocratie tunisienne est en passe de disparaître sous nos yeux » a titré l’éditorialiste américain Josh Rogin dans le Washington Post.

Rogin, qui est également spécialiste de politique étrangère auprès de CNN, y explique qu’il comprend la fatigue de Washington qui rechigne pour le moment à s’engager dans un processus supplémentaire de forcing des valeurs démocratiques dans cette région du monde, tout en déplorant toutefois cette inaction qui pourrait selon lui résulter en « des conséquences atteignant les côtes des Etats-Unis ». Une allusion aux leçons du passé, lorsque le laisser-faire occidental des régimes autocratiques a résulté en une recrudescence du terrorisme.

Du côté de la France, Le Point titrait quant à lui ni plus ni moins « Tunisie : descente aux enfers ». Dans sa Lettre du Maghreb du 6 février, Benoît Delmas explique que « désormais parmi les dix pays les plus à risque de 2022, la Tunisie, présentée comme le Mozart de la démocratie, s’est métamorphosée en vilain petit canard ».

« Dans les rues de Tunis, un dimanche parfait pour l’autoritaire président » titrait pour sa part Libération dans un article de Mathieu Galtier, correspondant roué de coups le 14 janvier dernier, passé à tabac par des policiers en civil en marge des manifestations anti coup d’Etat.

La journaliste Vivian Yee du New York Times, convoquée à Carthage l’été dernier, a quant à elle détaillé les risques de « naufrage économique imminent » et les pressions qui pèsent sur le nouveau pouvoir tunisien en vue d’un sauvetage de l’économie à l’aune d’une inflation galopante.

Lundi soir, en guise de réponse à ses détracteurs, le président Saïed a reçu la chef du gouvernement Najla Bouden, face à laquelle il a abondé dans le jargon de « l’épuration » : « Ils doivent comprendre que nous faisons le nécessaire pour nettoyer le pays de la corruption », a-t-il cru bon d’argumenter. Malgré les critiques autour de ce champ lexical de la déshumanisation et de l’éradication à caractère fasciste, Saïed avait réutilisé ce même vocabulaire ce weekend qualifiant ses adversaires d’« insectes » et de « virus », depuis le ministère de l’Intérieur où il a décrété la dissolution du CSM.

 

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