Tunisie : les raisons d’un climat pré-insurrectionnel
« La situation sanitaire n’est pas la seule crise à laquelle nous sommes confrontés, la crise socio-économique a été grandement aggravée par l’impératif de la gestion de la pandémie ». C’est ce qu’a dû reconnaître le chef du gouvernement Hichem Mechichi devant les députés en séance plénière ce weekend. Pas de quoi calmer les ardeurs des foyers de tension qui se multiplient dans le pays, à l’approche d’un très insurrectionnel 10ème anniversaire de la révolution.
Samedi et dimanche, des embouteillages d’une ampleur inhabituelle ont été constatés aux abords des grande surfaces commerciales. Mais le couvre-feu nocturne n’est pas la seule explication de cet affairement. En interrogeant quelques familles et au détour des rayons de l’alimentation de première nécessité, on s’aperçoit que l’anxiété est générale chez la population de la capitale.
Une escalade tacite des tensions
Pour comprendre les raisons de cette angoisse pouvant paraître irrationnelle et quelque peu arbitraire de prime abord, il faut remonter à la genèse du gouvernement Mechichi, une formation presque fortuite, en place depuis seulement septembre dernier, et qui peine à trouver ses marques.
Né d’un concours de circonstances constitutionnel de la chute consécutive de deux gouvernements en l’espace de quelques mois, nombre d’observateurs ne prédisaient point à cette équipe un avenir des plus radieux, n’ayant aucune assise politique solide au Parlement, et confrontée d’emblée au contexte d’un Etat aux finances publiques exsangues, devant gérer les ramifications de l’épidémie de Coronavirus.
Percevant cette faiblesse des autorités publiques, les chaudrons du sud du pays n’ont pas tardé à inverser le rapport de force en leur faveur. A commencer par Tataouine, où la rébellion du Kamour a obtenu gain de cause dans la plupart de ses revendications début novembre courant. L’accord final dans ce bras de fer qui durait depuis 2017 comprend le versement d’importants fonds en faveur du développement de cette région reculée, et le recrutement notamment de 1215 ouvriers et agents. C’était là la condition non-négociable posée par un groupuscule pour libérer une importante vanne de production pétrolifère.
Or, la jurisprudence créée de manière prévisible par ledit accord a aussitôt ravivé, par effet d’émulation, une multitude de doléances dans d’autres régions. Elles exigent désormais un même traitement de faveur.
Gafsa, Gabès, Jelma, Kairouan… et la crainte d’une contagion sociale
Parmi celles-ci, Gafsa, où suite aux décisions d’un conseil ministériel consacré à ce gouvernorat et à aux manifestations quotidiennes dans la région, le mouvement de production et de transport des phosphates dans les villes de ce bassin minier est aujourd’hui interrompu.
Des perturbations qui comprennent plusieurs sites de production et de lavage du phosphate, ressource énergétique plus stratégique encore que le pétrole pour le pays, ainsi que la suspension du trafic des trains et des camions de transport du phosphate des sites de production vers les complexes chimique d’el-Mdhila, Gabès et Sakhira.
A Jelma, dans le gouvernorat de Sidi-Bouzid berceau de la révolution de 2011, de violents affrontements ont opposé tout au long de la semaine passée des citoyens sortis manifester contre une pénurie de gaz naturel et les forces de l’ordre qui ont dû user des bombes lacrymogènes pour disperser les protestataires. Les habitants de la région exigent à leur tour un programme de développement et l’approvisionnement en gaz.
Même pénurie en bouteilles de gaz à Kairouan, en ce début de saison hivernale, où des files d’attente interminables et des mouvements de foule sont visibles tous les matins devant les entrepôts. « Voilà où nous en sommes arrivés… », peste un manifestant.
Vers un passage en force de Carthage ?
C’est dans ce contexte explosif que les travaux de la plénière consacrée à la discussion du projet de loi de finances 2021, ont repris dimanche 29 novembre à l’Assemblée des représentants du peuple. Dominés une fois de plus par des querelles politiciennes, entre autres autour du retour de Mohamed Ghariani, figure-clé de l’ancien régime, dans cette enceinte symbolique du Bardo, les débats ne semblent guère intéresser le tunisien ordinaire.
Le projet de loi de finances doit être adopté au plus tard le 10 décembre. L’article 66 de la Constitution stipule que si au terme de tous les recours et renvois, le budget n’a pas été adopté le 31 décembre, il peut alors être exécuté, en ce qui concerne les dépenses, par tranches trimestrielles renouvelables et ce, par décret présidentiel.
Un scénario exceptionnel qui, s’il venait à être exécuté, serait une forme de revanche politique du président de la République Kais Saïed aux dépens de Hichem Mechichi, un homme qu’il a lui-même choisi, mais qui s’est affranchi de sa tutelle en nouant une fragile alliance avec les islamistes d’Ennahdha.