Tunisie – Les errements de la présidence de la République

 Tunisie – Les errements de la présidence de la République

Politiquement en difficulté après que les tests d’une autoproclamée tentative d’empoisonnement à son encontre se soient révélés négatifs, le chef de l’Etat multiplie les sorties tapageuses et revanchardes.

Après une ballade Avenue Bourguiba, le président a rendu une « visite inopinée » au ministère de l’Intérieur où il a une nouvelle fois tancé le chef du gouvernement sur un ton conspirationniste, l’accusant de mystérieux complots sans jamais clairement les nommer

 

Mais que veut au juste Kais Saïed ? Ce qui apparait de plus en plus comme des gesticulations maladroites aux finalités obscures pousse les commentateurs à se poser la question.

 

La fable récurrente de l’empoisonnement du Calife

La plupart des ministres réputés proches de Carthage ayant été écartés, le président refuse en guise de représailles de procéder à la prestation de serment de leurs remplaçants. Concomitamment avec ce blocage institutionnel, en soi une nouvelle escalade dans la cohabitation belliqueuse que connaît le pays, nous apprenions la semaine dernière que le Palais aurait fait l’objet d’une étrange tentative d’empoisonnement par courrier postal. Sauf que le narratif avancé par la présidence ne convainc pas grand monde.

A commencer par les services spécialisés du ministère de l’Intérieur qui n’ont rien trouvé de toxique dans l’enveloppe par ailleurs curieusement jetée dans la déchiqueteuse à papier avant de leur être livrée. « Une histoire à dormir debout ! », commentera même l’ancien président Moncef Marzouki lundi 1er février sur France 24. Revenant sur l’évanouissement de la cheffe de cabinet Nadia Akacha qui aurait provisoirement perdu la vue au moment d’ouvrir l’enveloppe vide, Marzouki a affirmé qu’en sa qualité de médecin neurologue, l’affaire tient plus de la « mise en scène grotesque ».

Il semble en effet que dans sa fuite en avant demandeuse d’empathie et de compassionnel, la présidence de la République se réfugie dans des intrigues de Palais dignes des temps anciens, chaque fois qu’elle se trouve en difficulté. Cette époque des califes dont est féru le président qui aime à citer Omar ibn al-Khattâb, des temps et des lieux où les pratiques d’empoisonnement étaient certainement plus répandues qu’en 2021.

Loin de vouloir sortir de cette bulle des mythes d’antan, Carthage veut aux dernières nouvelles demander une contre-expertise militaire, selon la même invariable et dangereuse tendance visant à mettre en compétition différents appareils sécuritaires de l’Etat.

Ce n’est pas la première fois que Carthage sous Kais Saïed crie à l’empoisonnement. En août 2020, en pleine crise Covid-19, le président s’était fait photographier dans une boulangerie en guise de réponse déjà quelque peu paranoïaque à des ragots facebookiens de tentative d’empoisonnement à la baguette de pain. Là encore, l’entourage du président, dont son frère Naoufel Saïed très actif sur les réseaux sociaux, entretient l’ambiguïté sur la véracité de ces allégations, pensant lui attirer ainsi la sympathie des foules.

« Encore faut-il être suffisamment important pour que l’on veuille vous assassiner », a rétorqué l’ancien opposant reconverti en youtubeur satirique, Jalel Brik, qui rappelle les prérogatives au final très relatives du président tunisien dans la Constitution de 2014. Malgré le démenti des autorités compétentes, la présidence persiste en cavalier seul à se vanter de recevoir des coups de fil de présidents de pays frères inquiets de l’état de santé de Kais Saïed.

 

Un style de gouvernance tout en ellipses

Mais l’opiniâtreté du président Saïed ne s’arrête pas là. Désormais la page officielle de la présidence de la République n’hésite plus à publier des vidéos où les sorties du président sont opportunément accueillies par des passants réclamant tantôt un référendum tantôt la dissolution de l’Assemblée des représentants du peuple. De simples badauds étonnamment au fait des subtilités et autres enjeux constitutionnels actuels.

Ces messages orientés qui préparent et orchestrent une guerre ouverte entre les deux têtes de l’exécutif offrent surtout une occasion en or pour les islamistes d’Ennahdha, qui se saisissent de cette gouvernance chaotique pour mieux apparaître comme l’incarnation de l’ordre et de l’intérêt supérieur de la patrie. Une aubaine pour un parti lui-même en perte de vitesse.

Ainsi l’impopulaire gendre de Rached Ghannouchi, Rafik Abdessalem, s’est-il saisi de l’occasion pour souligner hier mardi le paradoxe de l’alliance objective des pro ex régime de Abir Moussi et des révolutionnistes pro Kais Saïed, dont les agendas convergent vers un même travail de sape anarchiste de la naissante démocratie tunisienne.

Au pied du mur, Kais Saïed a probablement cru bien faire mardi en faisant ce qu’il sait faire de mieux : les bains de foule au milieu des nécessiteux à qui il promet « une réponse sismique, plus puissante que ce qu’ils croient ». Une formule qui n’est pas sans rappeler les éternels « nous nous réservons le droit de répondre en temps opportun » des régimes baathistes chaque fois qu’ils sont bombardés par ce qu’ils appellent « l’empire américano sioniste ».

Combien de temps le président pourra-t-il se réfugier dans cette posture du clash verbal permanent et de la gouvernance romantico-elliptique ? En votant à 145 voix pour le récent remaniement ministériel auquel Carthage est farouchement opposé, le Parlement a envoyé un signal fort au Palais occupé par un juriste constitutionnaliste : 145, c’est précisément deux tiers des députés, soit le nombre d’élus requis pour entamer une procédure en destitution du président pour faute grave.