Législatives : vers un Parlement sans majorité ?

 Législatives : vers un Parlement sans majorité ?

Dernières estimations en date


L’onde de choc des répliques du séisme du premier tour de la présidentielle s’est faite sentir à l’annonce des premières estimations des résultats des élections législatives en Tunisie. Avec les mêmes dynamiques : l’ensemble de la classe politique 2014 – 2019 a subi un vote sanction radical, à l’exception d’Ennahdha qui s’en sort avec de moindres dégâts, grâce au vote relativement discipliné de ses bases.


 


Encore plus faible qu’au premier tour de la présidentielle du mois dernier, et surtout bien en deçà du taux des législatives de 2014, le taux de participation n’a atteint que 41,3 %, au grand regret des membres de l’Instance supérieure indépendante pour les élections. Un inconscient collectif tunisien de plusieurs décennies de régime présidentialiste a résulté en la persistance d’une croyance de primauté de la présidentielle, en dépit de l’actuel régime parlementaire mixte. La multitude des listes en lice (jusqu’à 73 candidatures à Sidi Bouzid) n’a pas aidé les électeurs à y voir plus clair.


Résultat en sortie des urnes : une constellation émiettée de partis hétéroclites. A titre de comparaison, en 2011 le parti arrivé en tête des élections constituantes, Ennahdha, obtenait plus de 37% des suffrages, avec 89 sièges. Aujourd’hui, le même parti, de nouveau vainqueur, n’en obtient plus qu’une quarantaine, soit moins de 20%. En 2014, les deux partis vainqueurs totalisaient à eux deux 157 sièges, d’où la facilité qu’avait eue Nidaa Tounes à constituer une alliance majoritaire en gouvernant avec Ennahdha. En 2019, les deux partis arrivés premiers, Ennahdha et Qalb Tounes n’atteignent que péniblement environ 75 sièges, bien loin des 109 nécessaires pour gouverner.    


 


Un pays ingouvernable 


Pour le chercheur Vincent Geisser, « il convient de prendre de la distance par rapport aux résultats électoraux et d'observer que le parti islamiste n'obtient qu'un score très modeste aux élections présidentielles et législatives de 2019. Son résultat d'hier confirme une hémorragie continue de son électorat. 2011 : 1,5 millions de voix, en 2014 : 900 000 voix et en 2019 : à peine 17,5 % des suffrages (entre 300 et 400 mille voix, ndlr), soit une baisse très substantielle de son électorat. Enfin, son candidat à la présidentielle n'a même pas passé le premier tour éliminé par un homme d'affaires et un modeste professeur de droit qui n'a quasiment pas fait campagne. Il est clair que l'islam politique version "légaliste" est loin d’être mort en Tunisie. Il constitue toujours une machine politique et électorale puissante, bénéficiant de soutiens matériels et financiers non négligeables. Mais à peine 8 ans après sa législation en mars 2011, le parti Ennahdha a perdu 1 million d'électeurs et n'est plus en mesure de former une majorité même relative au sein du Parlement. Une élection politique n'est pas un concours de pétanque ou un championnat de football où il suffit d'arriver « premier » pour être satisfait mais nécessite une analyse distanciée et longitudinale des résultats qui sont loin de souligner la bonne santé du parti Ennahdha, pas plus d'ailleurs que des autres partis politiques tunisiens. L'islamo-optmisme ou l'islamo-triomphalisme produit certes des effets de scène mais il n’est pas évident qu’il nous aide à mieux comprendre les ressorts profonds de la crise de confiance qui frappe aujourd’hui le parti islamiste Ennahdha et l'ensemble des forces politiques tunisiennes ».


Mais au-delà du score modeste d’Ennahdha, auquel les militants veulent donner « une dernière chance », c’est surtout la mosaïque de scores qui se tiennent dans un mouchoir de poche qui sera, comme prévu, extrêmement problématique en vue de constituer un gouvernement.


Si en théorie tout est encore possible en termes d’alliances, l’absence de socle minimum commun de valeurs, les contentieux irréconciliables entre nouveaux blocs parlementaires, et la multitude de petits partis et d’indépendants représentant à eux seuls désormais plus de 40 sièges, mettent le pays dans une impasse institutionnelle et politique.     


Il en va par ailleurs de la crédibilité d’Ennahdha de tenir sa parole d’exclure toute alliance avec Qalb Tounes dont le chef est incarcéré, encore aux prises avec la justice.


Au chapitre des annonces immédiates faisant suite aux premières estimations dès hier soir, Attayar de Mohamed Abbou a déjà annoncé qu’il sera dans l’opposition, tout comme le PDL de Abir Moussi qui exclue de participer à tout gouvernement à composante islamiste.


Seule la Coalition Dignité, l’une des sensations de ce scrutin avec une ascension fulgurante (une vingtaine de sièges), a d’ores et déjà annoncé via le radical conservateur Seif Eddine Makhlouf sa compatibilité avec un éventuel gouvernement nahdhaoui.   


Un pôle se dessine néanmoins avec la très théorique compatibilité du trio Mouvement al Chaâb, autre surprise avec une quinzaine de sièges, Attayar, et Tahya Tounes formation du chef du gouvernement sortant, mais agrégation d’intérêts toujours non suffisante en vue de constituer une quelconque majorité.  


Ce paysage très éclaté n’en demeure pas moins le reflet d’une démocratie réelle, en pleine gestation, qui gagnerait 8 ans après la révolution à engager enfin de vrais débats de modèle économique, d’identité, et de choix sociétaux, plutôt que de les remettre à plus tard au nom du consensus, de la technocratie et de l’apolitisme des dialogues nationaux.


Reste une grande inconnue : le pays peut-il se permettre le luxe de cinq années d’instabilité politique, même à supposer qu’on arrive à constituer un gouvernement ? Au moment où une cruciale loi de finances doit être votée en décembre prochain, rien n’est moins sûr.