Leadership d’Ennahdha : la candidature de trop
En confirmant sa candidature en tant que tête de liste Tunis 1 aux prochaines législatives, le chef d’Ennahdha Rached Ghannouchi plonge son parti dans une tourmente inédite pour cette formation jusqu’ici connue pour sa discipline et son unicité.
Il y a encore quelques mois, ceux que certains appellent « l’armée électronique » d’Ennahdha se prévalaient du fait que le « cheikh » était une sorte de guide spirituel dont le statut transcende les vulgaires strapontins politiques, y compris l’ambition de l’investiture suprême qu’est le Palais de Carthage. Ainsi les plus naïfs parmi les nahdhaouis expliquaient à qui veut bien l’entendre que le désintéressement de leur leader était un motif de fierté, l’un des gages de fonctionnement démocratique en interne.
Premier revirement, durant la première moitié de l’année 2019, de nombreux cadres du parti à référentiel islamiste vont promouvoir l’idée selon laquelle Rached Ghannouchi serait le « candidat naturel » du parti en vue de la présidentielle, à l’image du président du conseil de la Choura du mouvement, Abdelkarim Harouni, qui a réitéré cela jusqu’au 7 juillet courant.
Cependant, la plupart des observateurs n’avaient jamais cru à ce projet : non seulement l’ensemble des sondages y étaient complètement défavorables, mais la déclaration d’intention était surtout interprétée comme un ballon d’essai, une manœuvre politique qui avait valeur de moyen de pression et de monnaie d’échange vis-à-vis d’autres candidats à la présidentielle dont Youssef Chahed.
Néanmoins un tabou était tombé : l’ADN du parti, consistant jadis en une islamisation par le bas, qui trouvait son milieu naturel au sein de l’Assemblée, plutôt que dans la verticalité de l’ancien régime présidentiel, s’en trouvait chamboulé.
La stratégie non éthique de l’auto préservation
Mais le véritable mini coup d’Etat en interne opéré par le bureau exécutif d’Ennahdha, contrôlé par l’entourage restreint de Ghannouchi, intervient le 14 juillet, comme l’explique l’homme d’affaires Hatem Boulabiar, membre élu du Conseil de la choura et figure de proue de la jeune garde frondeuse :
« Rached Ghannouchi n’est pas l’argentier d’Ennahdha ! Ce sont les 100.000 membres qui sont les argentiers du parti, chacun donne 5% de son salaire et nous ne sommes pas tous au Smic. Rached Ghannouchi ne briguera pas la présidence du parti en 2020 autrement ce serait un putsch. Nous ne sommes pas une secte, il n’y a jamais eu d’unanimité. Nous avons tenu des primaires en juin au sein du parti pour élire nos têtes de liste pour les législatives, il y a eu 5000 votants parmi les grands électeurs. Il faut savoir que notre règlement donne le droit au président du parti de modifier 10% des têtes de liste, c’est écrit noir sur blanc bien que cela reste néanmoins très exceptionnel. Sur les 33 têtes de listes, Rached Ghannouchi a donc le droit de modifier 3 noms. C’étaient des listes parfaites, élues, 17 femmes, 16 hommes la parité parfaite a été respectée et nous étions très contents. Le 14 juillet au lieu de modifier 3 têtes de liste comme le lui accorde le règlement, le président en a modifié 30 ! Je pense qu’on est démocrate ou on ne l’est pas, et à Ennahdha il y a un courant démocrate… Rached Ghannouchi ne l’était pas le 14 juillet. Abdelhamid Jelassi a été éjecté de Tunis 2 et placé à Nabeul pour être remplacé par Tarak Dhiab, Abdellatif Mekki était tête de liste à Tunis 1, on ne comprend pas ! On respecte tous nos leaders mais les 5000 votants doivent aussi être respectés. Ce qui s’est passé le 14 est un carnage ! Nous traversons effectivement une crise mais il y a une issue ».
Non seulement le bureau exécutif a donc écarté des militants historiques jouissant d’une grande respectabilité auprès des bases du parti, mais le cheikh Ghannouchi s’est accordé la priorité à lui-même, ce qui créé de facto une situation de juge et partie.
Au fil du deuxième mandat post révolution d’Ennahdha au pouvoir, il était clair qu’un front s’était constitué contre la dérive autoritaire du cheikh, et ses contours étaient connus depuis le 10ème congrès du parti en mai 2016, avec des personnalités charismatiques telles que Samir Dilou, Mohamed Ben Salem, Abdelhamid Jelassi et Abdellatif Mekki.
Difficile de ne pas voir le putsch en cours comme une punition a posteriori pour ces frondeurs réformistes, là où les technocrates softs sont quant à eux récompensés, à l’image de Imed Khemiri et Zied Ladhari. Ce dernier vient d’ailleurs de remplacer Ajmi Lourimi en tête de liste à Sousse.
Aujourd’hui les langues des cadres historiques du parti se délient et se liguent contre cette dictature, à l’image de Lotfi Zitoun, pourtant fidèle lieutenant de toujours, qui ne ménage pas ses mots face à ce qu’il appelle la liquidation des non loyalistes.
Ultime revers, même Tasnim Gazbar, qui figurait parmi les représentantes non voilées du courant de l’ouverture au féminisme du parti islamiste, a préféré claquer la porte en dernière minute : « Ma candidature en tant qu’indépendante ne correspond pas à un mouvement qui appelle à l’ouverture sans y croire », assène-t-elle.
La transition démocratique, un échec à l’échelle des partis
Cette détermination de Rached Ghannouchi à reprendre les rênes du parti et à se mettre en orbite en réalité évidemment non pas pour un siège à la prochaine Assemblée mais pour présider le Parlement, en guise de consécration de parcours, a de quoi laisser dubitatif.
Agé de 78 ans, physiquement plutôt amoindri, d’aucuns pointent du doigt l’entourage familial de Rached Ghannouchi qui le pousserait vers ce jusqu’au-boutisme carriériste, maintenant qu’une constellation d’intérêts financiers et médiatiques sont en jeu, à l’image de l’influente fille aînée du cheikh, Soumaya Ghannouchi, qui a fondé un média résolument pro turc.
Quasiment partout ailleurs, les partis politiques historiques du pays ont, eux aussi, raté leur virage démocratique. Hamma Hammami, Moncef Marzouki, Ahmed Néjib Chebbi… autant d’anciens opposants restés numéro 1 de leurs partis respectifs, au prix d’une désertion de ceux-ci. C’est en somme ce que retiendra sans doute la prochaine génération en étudiant l’histoire politique de son pays : une décennie entière après la révolution, l’ensemble de l’arrière garde politique a misérablement raté sa sortie.