Le vote de la loi de réconciliation met en péril les acquis de la révolution
Opposition et société civile ont exprimé leurs vives inquiétudes quant à la transition démocratique de la Tunisie, unique pays rescapé du Printemps arabe, après l’adoption, de justesse, d’une loi organique polémique dite de « réconciliation économique », à 117 voix, soit 8 voix de plus que les 109 nécessaires à la majorité absolue.
C’est « une immense victoire symbolique pour l’impunité. D’un feu vert du sommet des institutions de l’Etat tunisien aux individus impliqués dans des abus de pouvoir », a estimé l’analyste Monica Marks, doctorante à l’université d’Oxford.
Les dirigeants de Nidaa Tounes, dont Hafedh Caïd Essebsi, n’ont à l’inverse pas tari de superlatifs, en se félicitant d’une « journée historique qui marque un avant et un après 13 septembre », au moment où la présidence de la République s’apprête à proposer fin septembre un référendum autour d’une modification constitutionnelle du système politique, en vue de renforcer les prérogatives du président.
L’approbation de la législation mercredi soir à l’issue d’une séance extrêmement houleuse au Parlement intervient en outre dans la foulée d’un vaste remaniement ministériel déjà controversé pour ses relents nostalgiques.
Indignation générale
Présenté par le président Essebsi en juillet 2015, le projet de loi prévoyait l’amnistie de certains hommes d’affaires et hauts fonctionnaires de l’ancien régime poursuivis pour corruption, en échange dans certains cas du remboursement à l’Etat des sommes indûment gagnées et d’une pénalité financière.
Face au tollé et à la mobilisation de la rue ces deux dernières années, le texte a été revu pour ne concerner que les fonctionnaires accusés d’être impliqués dans des faits de corruption administrative et n’ayant pas touché de pots-de-vin. Vidée de sa substance, puis rebaptisée, la loi n’en reste pas moins à forte portée symbolique.
Pour défendre la loi, la présidence a invoqué l’économie, disant vouloir « libérer les énergies » au sein d’une administration frileuse.
2000 à 7000 hauts fonctionnaires « qui n’ont touché aucun pot-de-vin » seraient concernés, a noté le directeur de cabinet du président, Selim Azzabi. Pendant la dictature, ils « ont reçu des instructions et les ont appliquées sans en tirer profit », a-t-il insisté.
« Nous voyons aujourd’hui dans les régions qu’il n’y a que 35% du budget alloué aux régions défavorisées qui est dépensé. Pourquoi ? Parce que l’administration a peur, il y a beaucoup d’employés qui bloquent les projets publics », a-t-il ajouté, assurant que la loi pouvait « apporter 1,2% de croissance en plus pour la Tunisie », dont l’économie est en crise.
Une argumentation rejetée par l’opposition et la société civile, pour qui la législation encourage au contraire l’impunité alors que la corruption est endémique. Elle pourrait même, selon eux, signer le début d’un retour à des pratiques autoritaires.
En consacrant « une culture bien ancrée dans l’administration tunisienne », la loi « risque de perpétuer des pratiques héritées de l’ancien régime » et place la jeune démocratie, née du soulèvement de 2011, sur « une mauvaise pente », prévient Amna Guellali, responsable locale de Human Rights Watch (HRW).
« J’appelle le peuple à être vigilant (…) parce que demain, ceux qui ont commis des crimes à votre égard, qui ont volé votre argent, nous allons les retrouver aux postes les plus élevés comme s’il n’y avait pas eu de révolution », a lancé le député de gauche radicale Ahmed Seddik.
Plusieurs élus ont aussi dénoncé les « contradictions » des autorités, le chef du gouvernement Youssef Chahed ayant décrété en mai dernier une « guerre contre la corruption ».
Allié décomplexé, Ennahdha, qui domine avec Nidaa Tounès le Parlement et participe au gouvernement, a fait valoir l’argument de « l’intérêt national ». Mais seule une moitié de ses députés présents ont voté la loi.
Bien qu’ayant été « le parti le plus persécuté par l’ancien régime – y compris par des responsables qui pourraient être amnistiés par la loi de réconciliation », Ennahdha a préféré préserver son alliance avec Nidaa », constate Monica Marks.
Alors que le vote du Parlement continue de susciter colère et désolation sur les réseaux sociaux et chez les opposants, des voix s’élèvent pour appeler à « continuer le combat ».
Une marche géante est prévue samedi, Avenue Bourguiba, à l’appel du jeune collectif citoyen « Manich Msamah » et plusieurs députés d’opposition ont déjà préparé un recours contre la loi, qu’ils jugent anticonstitutionnelle. 35 signatures d’élus ont été collectées à cet effet à ce jour, alors que seulement 10 étaient nécessaires.
S.S