Le torchon brûle-t-il entre Youssef Chahed et Lotfi Brahem ?
Un nouveau directeur général à la sûreté nationale, Rached Bettaieb, a été nommé en remplacement de Taoufik Dabbabi, a discrètement annoncé ce weekend le ministère de l’Intérieur dans un communiqué. Pour nombre d’observateurs, cette partie émergée de l'iceberg ne fait que révéler de profonds désaccords entre le chef du gouvernement et son ministre de l’Intérieur. Décryptage.
Adel Chouchène a pour sa part été nommé directeur général de la sûreté publique, précise la même source. Des nouvelles nominations qui interviennent sur fond de tensions entre syndicats des forces de sécurité et corps des magistrats, suite aux protestations des policiers la semaine dernière devant le siège du tribunal de Ben Arous où étaient jugés cinq des leurs.
Considérée comme rébellion de facto, l’épisode de l’encerclement de ce tribunal, digne d’un « failed state » ou des pays en état de guerre civile, est-il pour autant nécessairement la cause prévisible et directe du mini remaniement à la tête de la hiérarchie sécuritaire ? Ce n’est pas ce que pensent des sources proches de ce dossier particulièrement opaque.
Youssef Chahed et Lotfi Brahem, lors d'une visite inopinée au sein d'une caserne
« L’impulsivité » de Chahed, sous le feu des critiques
La rébellion des « syndicats armés » n’est en effet qu’une partie d’une séquence plus large qui a connu, fin février, un déplacement remarqué du ministre de l’Intérieur Lotfi Brahem en Arabie Saoudite. Une visite de trois jours, sur invitation du roi Salmane Ben Abdelaziz Al Saoud, qui a reçu Brahem alors même que l’état de santé du monarque saoudien l’avait récemment contraint à réviser son protocole pour ne plus recevoir que des personnalités de premier rang mondial.
C’est durant cette absence du ministre de l’Intérieur qu’auraient été décidés les changements de ses bras droits aux directions névralgiques de la sûreté, six mois seulement après la prise de fonction de Brahem, et surtout sans même le consulter, contrairement aux usages qui voudraient que cela se fasse à l’initiative du ministre censé proposer au gouvernement les candidats à ces postes clés. L’intervention de Béji Caïd Essebsi dans ce remaniement n’est cette fois pas avérée.
Si certains spéculent aujourd’hui que l’objet de la visite à Ryadh était un assez improbable plan émirati-saoudien de rétablir l’ancien dictateur Ben Ali au pouvoir, comme le relaye également Euronews, le malaise entre Youssef Chahed (42 ans) et Lotfi Brahem ne date pas d’aujourd’hui. Il est celui de deux personnalités aussi charismatiques qu’ambitieuses.
Commandant en chef de la Garde nationale de 2015 à 2017, Brahem présente la particularité d’être un homme du sérail sécuritaire nommé à un poste politique, ce qui n’était plus arrivé en Tunisie depuis un certain Zine Alabidine Ben Ali et son commandant en chef de la Garde nationale Habib Ammar, nommé à l’Intérieur en 1987… Un duo qui avait là aussi mal fonctionné, se soldant par l’éviction de ce dernier.
D’aucuns notent par ailleurs que la rébellion de Ben Arous est la neuvième occurrence en date de ce type depuis la révolution, et que le même Taoufik Dabbabi avait déjà été limogé en 2011 suite à des faits similaires, lorsque des policiers avaient envahi le bureau de Farhat Rajhi, le magistrat à l’époque éphémère ministre de l’Intérieur.
Rivalités précoces au sommet de l’Etat
Existe-t-il des divergences de vue dans la gestion du dossier sécuritaire entre le locataire de la Kasbah et celui du ministère de l’Intérieur, malgré les réussites enregistrées dans le domaine de la lutte antiterroriste et le démantèlement des cellules djihadistes ? Des figures publiques d’opposition mais aussi proches des destouriens s’accordent à pointer du doigt le « caractère sanguin » du jeune chef du gouvernement adepte d’intransigeants limogeages.
Intervenant coup sur coup dans les médias, Mohamed Abbou et Omar Shabou ont tous deux reproché à Chahed de ne pas avoir la politique de ses moyens, n’ayant pas selon eux les moyens de mener encore longtemps un tel mode de gestion autoritaire.
Dans son dernier entretien télévisé, Youssef Chahed réclame cinq années pour voir les premiers résultats concrets de sa politique gouvernementale. Or, à raison d’un gouvernement en moyenne tous les ans, le temps de la politique post-révolution en Tunisie, extrêmement court en termes d’attentes, autorise aujourd’hui l’UGTT à réclamer un vaste remaniement de son équipe ministérielle.
Avec un taux d’inflation galopant de 7,1% annoncé hier 5 mars par la BCT (contre 4,6% le même mois en 2017), Chahed se trouve confronté à la malédiction qu’ont connu ses six prédécesseurs au seuil fatidique de l’année et demi de pouvoir. De là à parler de son éventuel remplacement à la Kasbah par son ministre de l’Intérieur avant 2019, il y a un pas que certains éditorialistes ont déjà franchi.
Seif Soudani
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