Le sombre assassinat d’un cadre du Hamas secoue l’opinion
La Tunisie renoue avec les assassinats politiques. Stupeur à Sfax cette fois, dans la région d’al Aïn, où Mohamed Zouari, un discret et mystérieux ingénieur mécanique, a été froidement abattu en plein jour, par pas moins de 22 balles. Malgré le silence gêné des autorités tunisiennes, un faisceau d’indices indique aujourd’hui que l’homme a été vraisemblablement liquidé par les services israéliens. Le Hamas ne s’y est pas trompé, en organisant hier dimanche des funérailles militaires.
Reportage de la 10ème chaîne israélienne à Sfax, sans autorisation de tournage…
Le 15 décembre dernier, trois hommes s’approchent du véhicule de Mohamed Zouari, une VW Polo, alors que ce dernier sortait de son domicile à la mi-journée après y avoir pris sa pause déjeuner. Ils tirent à bout portant, avec des pistolets disposant chacun de chargeurs de 5 cartouches. D’après le rapport balistique, huit balles iront se loger dans le crâne de la victime, et cinq balles le touchent au thorax.
Deux de ces armes munies de silencieux seront retrouvées quelques pâtés de maisons plus loin, sans empreintes, à l’intérieur d’un véhicule utilitaire loué, abandonné sous un arbre. Deux autres changements de véhicule auront lieu dans un rayon de 2 kilomètres, ce qui dénote une certaine sophistication dans la diversion.
Selon des sources proches de l’enquête qui a progressé rapidement, les caméras de surveillance environnantes ont aidé à établir que les exécutants munis de passeports belges, dont une femme portant le niqab, étaient sur place pour des repérages poussés depuis trois mois et avaient loué à leur arrivée une maison non loin de la scène du crime. Par ailleurs une quatrième personne, suspectée de complicité, et qui s’est présentée comme une « journaliste hongroise », avait interviewé Zouari trois jours avant son assassinat. Elle a pu quitter le pays depuis.
Ce weekend, des sources sécuritaires ont déclaré que 10 hommes ont été arrêtés, placés en garde à vue. Ils sont encore interrogés dans le cadre de l’enquête : deux d’entre eux sont ceux dont l’identité figure sur les contrats de location des voitures louées ayant servi pour l’opération.
Qui était Mohamed Zouari, aviateur d’al-Qassam ?
On en sait peu sur la vie de l’énigmatique martyr. L’opacité qui entoure son parcours est en soi révélatrice de son statut de militant secret de la cause palestinienne. Sur sa carte d’identité, sa profession est officiellement « gérant d’une entreprise ». Selon nos sources à Sfax, l’homme était connu pour faire de fréquents déplacements en Turquie et en Malaisie.
Il était en outre le fondateur d’un club d’aviation local où de jeunes passionnés apprenaient à confectionner de petits appareils sans pilote, spécialité de celui qui est décrit comme « inventeur de génie », quoique le savoir-faire de la fabrication de ces drones est de nos jours à la portée de tous. Au lendemain de l’assassinat qu’elles ont qualifié de lâche, les Brigades Ezzeddine al-Qassam, branche militaire du Hamas, ont révélé que Zouari avait été en charge du programme de fabrication des drones Ababil « A1b », employés notamment en 2008 à Gaza pour la reconnaissance et le bombardement ciblé.
Selon le bureau politique d’Ennahdha, qui a dû lui-même mettre à jour ses informations auprès du bureau régional du parti à Sfax, Zouari est connu pour avoir milité dans le mouvement islamiste dès la fin des années 80. En 1991, recherché par le régime de Ben Ali, il s’exile au Soudan d’abord où il obtient de nouveaux papiers, puis se rend en Syrie où il résidera jusqu’en 2013. Bénéficiaire de la loi d’amnistie générale en 2011, il ne quitte cependant la Syrie qu’en 2013 fuyant le conflit armé avec sa famille.
Dans son entourage, c’est l’omerta la plus stricte qui règne : après 18 ans de mariage, son épouse syrienne affirme qu’elle ne sait rien de ses activités. Idem pour son voisin depuis plus de 20 ans qui dit qu’il n’a jamais conversé avec Zouari au-delà d’un simple « bonjour » quotidien, mais le décrit comme avenant, « sans signes particuliers de radicalisation ».
La veuve syrienne de Zouari déplore que les autorités tunisiennes n’aient cependant pas renouvelé son titre de séjour depuis deux ans. Aujourd’hui des voix s’élèvent pour lui accorder la nationalité tunisienne.
En fin de semaine, des collègues universitaires de Mohamed Zouari révélaient qu’outre sa spécialisation dans l’aviation artisanale, l’ingénieur venait d’achever une thèse de doctorat portant sur la fabrication de drones sous-marins téléguidés à distance. C’est probablement ce dernier projet qui a précipité sa « liquidation par le Mossad », selon de nombreux observateurs.
Ultime provocation israélienne
Officiellement, aucune réaction israélienne à l’heure où nous écrivons ces lignes, mais il n’y en aura probablement pas, comme il est d’usage dans les opérations clandestines de ce type. En revanche, plusieurs médias hébreux se félicitent de l’élimination. Parmi eux, la 10ème chaîne TV qui a poussé le vice jusqu’à envoyer un reporter spécial sur le lieu du crime, montrant les impacts de balle sur le garage, interrogeant des passants en français, puis effectuant tranquillement un duplex en direct de la grande Place de la capitale, à quelques mètres seulement du ministère de l’Intérieur…
Une humiliante atteinte à la souveraineté du pays, des funérailles indignes expédiées à Sfax, un gouvernement se contentant d’un communiqué laconique… Tous les ingrédients sont là pour que l’affaire fasse monter la colère populaire dans la rue où des manifestions sont prévues en début de semaine, après une commémoration du 17 décembre endeuillée. En 1985 et en 1988, Israël avait déjà dû rendre des comptes à la communauté internationale respectivement après un bombardement de la banlieue sud de Tunis ciblant des responsables de l’OLP, et l'assassinat par un commando d'Abou Jihad, dirigeant du Fatah, dans la banlieue nord de Tunis.
« Nous vivons dans un pays sans aucune dignité », a déploré la députée Samia Abbou, tandis que l’élue Yamina Zoghlami a appelé à la tenue d’urgence d’une session extraordinaire au Parlement, au moment où le contexte politico-sécuritaire était déjà tendu suite à la démission la semaine dernière d’Abderrahman el Hadj Ali, directeur général de la sûreté nationale.
Si à l’extrême gauche et dans les milieux proches de Nidaa Tounes, certains sceptiques vont jusqu’à mettre en doute le statut de martyr à Mohamed Zouari, à la faveur d’une forme de concurrence mémorielle, le mode opératoire n’est quant à lui pas sans rappeler celui des assassinats en 2013 de Chokri Belaïd et de Mohamed Brahmi.
Seif Soudani