Le projet de loi de réconciliation économique isolera la présidence de la République

 Le projet de loi de réconciliation économique isolera la présidence de la République

Conseil des ministres présidé par Béji Caïd Essebsi


Pour l’un des tout premiers Conseils des ministres qu’il présidait au Palais de Carthage, le président Béji Caïd Essebsi a donc décidé de passer en force quant à une loi qui lui tenait visiblement à cœur, un texte de « l’absolution des corrompus », comme certains l’appellent déjà. A vouloir avancer coûte que coûte l’agenda de la restauration, la présidence est probablement en train de pécher par excès de confiance.  


 


« Dès que nous avons lancé cette initiative… nous nous sommes dits… tournons la page ! Politiquement, c’est ma position ». C’est par ces propos plutôt décousus que le président entame le Conseil, face à des ministres silencieux, un long monologue, qui par sa tonalité et la configuration de la salle, rappelle les sombres heures du régime hyper présidentialiste pré révolution.


Ses lieutenants se chargeront d’exposer plus en détails le projet de loi organique : 12 articles censés réhabiliter trois catégories de personnes : les fonctionnaires ou haut commis de l’Etat ayant facilité des malversations sans en tirer bénéfice eux-mêmes, ceux qui dans l’administration ont pu tirer un bénéfice financier direct, et les hommes d’affaires poursuivis pour crimes et délits économiques et financiers.


Sur la forme, il n’échappera pas aux juristes que le projet manque cruellement d’imagination : la plupart de ses propositions sont en effet calquées sur la loi préexistante régissant la justice transitionnelle, dont la suspension des poursuites judiciaires et la création d’un fonds d’indemnisation.


Le nouveau texte pousse le mimétisme jusqu’à copier tel quel le nom de l’une des six commissions de l’Instance Vérité et Dignité, la commission d’arbitrage et de conciliation, pour en faire la commission à laquelle se résument, d’après la vision présidentielle, justice transitionnelle et réconciliation nationale.


Par un jeu de compromis, et sans avoir préalablement consulté l’Instance, le texte prévoit tout de même que deux membres de l’IVD siègent dans ladite commission, histoire, peut-être, de limiter le caractère politique et partisan de la nouvelle « commission présidentielle ».     


 


Ethiquement inacceptable


Fin 2010, ce qui précipita la révolution de la Dignité était moins les violations des droits de l’homme (massives mais souvent facilement occultées) que les inégalités sociales et le train de vie de plus en plus ostentatoire des familles régnantes et de leurs « orbites » claniques affairistes.


Cette corruption mafieuse au plus haut niveau pour un pays limité en ressources est l’une des spécificités de la révolution tunisienne. C’est aussi ce qui incita le législateur tunisien, en l’occurrence l’Assemblée constituante, à donner de larges prérogatives à la commission vérité tunisienne, lui permettant de s’atteler au traitement des dossiers de crimes financiers, un aspect clé de la machine dictatoriale.


Focalisés sur des crimes de guerre, crimes contre l’humanité ou encore des exactions de régimes autoritaires d’une autre nature (militaires, communistes, disparitions en Amérique Latine, etc.), il est vrai que la plupart de la quarantaine d’autres expériences de commissions vérité n’ont pas la latitude propre à l’IVD en matière d’arbitrage. Une prérogative unanimement accueillie comme « avant-gardiste » par la presse internationale, et paradoxalement mal accueillie par une partie des nouvelles forces politiques tunisiennes, aujourd’hui au pouvoir.


Porte-voix autoproclamé des lobbies que la justice transitionnelle tunisienne dérange, c’est le fraichement désigné secrétaire général de Nidaa Tounes, Mohsen Marzouk, que l’on dit être le co-architecte du projet de loi d’absolution, en concertation avec Fathi Adbennadheur, juriste proche de Ben Ali qui présidait jadis l’ancien Conseil constitutionnel.


Pourquoi tant d’empressement ? Politiquement, le pouvoir exécutif dispose de ce que l’on pourrait appeler un « momentum », un état de grâce qui correspond à l’absence de Conseil constitutionnel qui pourrait se pencher sur le caractère anti constitutionnel de sa loi. L’exécutif dispose aussi d’un concours de circonstances favorable, avec l’instauration de l’état d’urgence au lendemain de l’attaque de Sousse.


En cas de contestation, dans la rue, de ses velléités contre-révolutionnaires, l’exécutif actuel dispose en effet des outils que lui confère cet état d’exception pour interdire et réprimer par la force publique toute manifestation, au nom de la lutte contre le terrorisme et de « l’intérêt économique supérieur de l’Etat ». Médiatiquement, ses nouveaux relais se chargent du reste (Voir à ce sujet les multiples tribunes laudatives de la Presse ou encore de « néo-mounachada » de Jawhara FM).  


Enfin, sur le plan de la politique étrangère, le nouveau pouvoir compte sur une sorte de jumelage entre les droites dures : à l’occasion de la visite de trois jours de Nicolas Sarkozy, précédé par Christian Estrosi l’un des représentants de la droite française xénophobe, un sms a été envoyé à des VIP afin de prendre part à une réunion rassemblant les cadres dirigeants de Nidaa Tounes et ceux des Républicains (ex UMP) dans un hôtel de luxe de Gammarth. Belle revanche pour Nicolas Sarkozy qui, quatre ans et demi après la mémorable gaffe du « savoir-faire français » proposé par sa ministre de l’Intérieur à Ben Ali pour mater la révolution, va enfin pouvoir vendre ses compétences rebaptisées en lutte anti djihadiste.


 


Carthage, de plus en plus esseulé


La présidence de la République le sait : grossière, la manœuvre ne passera pas aisément. Une âpre lutte de lobbying s’engage, avec pour donnée clé la position régulatrice d’Ennahdha et de ses 69 sièges. Quoiqu’officiellement favorable, tout comme « la colombe » Abdelfattah Mourou, à l’initiative présidentielle, Rached Ghannouchi pourrait s’abstenir de donner une consigne de vote.


Ailleurs, la levée de bouclier est quasi générale. A commencer par le Front Populaire, qui par le biais de son élu Mongi Rahoui a asséné l’une des déclarations les plus fermes contre l’initiative : « Par ce projet le Président est en train de menacer la sûreté du pays car il est en train de pousser les gens à transgresser l’état d’urgence et à sortir dans la rue contre cette loi qui recycle la corruption. Il devrait la retirer de façon pacifique avant que la rue ne s’en charge ».


Moins surprenantes, des déclarations du même acabit suivront côté CPR et Attayar de Mohamed Abbou.


Plusieurs ONG de vigilance œuvrant dans la justice transitionnelle ont aussi manifesté leur attention d’appeler à manifester devant l’Assemblée « dès demain », à l’instar du Réseau tunisien de la justice transitionnelle de Kamel Gharbi. Quant aux réseaux sociaux, la résistance s’organise avec une campagne virale « non à la réconciliation sans demander des comptes ».


Désastreuse pour leur image, quoique semblant sûrs de leur fait, l’initiative présidentielle coûtera à Béji Caïd Essebsi et les siens d’être associés durablement au blanchiment décomplexé du business crapuleux d’avant 14 janvier. Isolée, la présidence persistera vraisemblablement dans sa fuite en avant pour satisfaire ses engagements électoraux auprès de certaines élites, au mépris des conséquences.  


 


Seif Soudani