Tunisie. Le président Saïed expulse les membres de la Commission de Venise
« Qu’ils s’occupent donc de leurs gondoles ! Les membres de la Commission de Venise sont désormais persona non grata en Tunisie ! ». C’est en ces termes acrimonieux, « dignes de Kadhafi » selon ses détracteurs, que le président de la République Kais Saïed a publiquement enjoint la Commission de Venise ne plus jamais fouler le sol tunisien.
Le président Saïed recevait hier soir 30 mai le ministre des Affaires étrangères, Othman Jerandi, officiellement pour faire un bilan des récentes tractations de la diplomatie tunisienne. Mais comme à son habitude, cette rencontre ne servait à Saïed que de prétexte à l’objet réel de la séquence filmée au Palais.
Rappelons que le référendum présidentiel du 25 juillet prochain autour d’une nouvelle Constitution, ainsi que les élections législatives censées lui succéder le 17 décembre, étaient sur la table de la Commission de Venise depuis le 27 avril 2022. Cette saisine est née d’une initiative du Service européen pour l’action extérieure (SEAE), via la Délégation de l’Union européenne en Tunisie, désireuse de faire la lumière sur la légalité du processus en cours, suite à une demande de députés européens.
Dès le 1er avril, le président tunisien recevait Claire Bazy Malaurie, présidente de la Commission de Venise. Une hospitalité qui contraste avec le ton extrêmement hostile employé lundi :
« Pour qui ces gens se prennent-ils ? Sont-ils donc nostalgiques de l’ère de Jules Ferry ? Ils disent vouloir nous apprendre… Ils n’ont rien à nous apprendre ! S’ils veulent s’immiscer dans nos affaires qu’ils restent chez eux ! Nous n’avons pas besoin ni de leur accompagnement ni de leur aide ! Si un membre de cette commission se trouve en Tunisie, qu’il s’en aille sur le champ ! » a fulminé Kaïs Saïed devant son interlocuteur muet.
Fanfaronnade souverainiste
Durant ces 13 minutes de diatribe, le président poursuit : « Je saisis l’occasion pour rappeler qu’il n’est pas question de s’immiscer dans nos affaires internes comme le fait cette commission, dite commission de Venise. Elle doit s’occuper de ses gondoles et le peuple tunisien ne saurait être guidé par ceux qui dirigent les gondoles. Notre souveraineté n’est pas à négocier ».
Le chef de l’Etat a certes pu placer ce jeu de mots sur les gondoles de Venise, sauf que la pirouette n’a pas vraiment lieu d’être puisque la commission éponyme ne siège en réalité pas à Venise. Le secrétariat permanent de la Commission de Venise se trouve en effet à Strasbourg, en France, au siège du Conseil de l’Europe. Les sessions plénières sont tenues quatre fois par an à Venise, à la Scuola Grande di San Giovanni Evangelista (en mars, juin, octobre et décembre).
« Cela veut dire quoi que cette femme (la présidente de la Commission, ndlr) s’autorise à évoquer la nécessité de rétablir l’ancienne instance supérieure indépendante pour les élections ? Quelle arrogance que d’affirmer que le référendum doit être organisé à la date qu’ils fixeront et qu’ils auront à déterminer le mode du scrutin pour nous. Lorsque je l’ai rencontrée, elle m’a fait part de leur disposition à nous assister… J’ai alors rétorqué que nous étions disposés à les aider eux, et que j’ai personnellement de quoi leur fournir tous les codes électoraux et les textes de loi qui pourraient les inspirer », peste l’ancien enseignant de droit.
« Il s’agit là d’une flagrante et inadmissible ingérence à tous points de vue ! La Tunisie n’est ni une ferme, ni un pré pour que l’on vienne s’y pavaner, parler de la sorte et émettre des communiqués », conclut-il, furieux.
La commission de Venise avait pour rappel indiqué dans son avis du 27 mai 2022, que le décret-loi n°2022-22 portant modification de la composition de l’Instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE) n’était compatible ni avec la Constitution tunisienne, ni avec le décret présidentiel n°2021-117, ni même avec les standards internationaux, appelant à l’abrogation dudit décret.
La Commission a par ailleurs souligné l’incongruité de l’annonce officielle d’une date pour procéder à un référendum, sans publication préalable du projet de la nouvelle Constitution. Elle a enfin estimé qu’il n’était « pas réaliste » d’organiser un référendum en l’absence de règles claires et établies à l’avance.
Méprisant une nouvelle fois l’avis de la Commission de Venise, Sami Ben Slama, l’un des membres du Conseil de l’ISIE, nommé par le président Saïed, s’est à son tour fendu d’une boutade rabaissant le rapport de la Commission en l’assimilant à un thé aux pignons.
Qu’est-ce que la Commission de Venise ?
La Commission européenne pour la démocratie par le droit, aussi appelée commission de Venise, est un organe consultatif du Conseil de l’Europe composé d’experts indépendants en droit constitutionnel. Elle a été créée en 1990, après la chute du mur de Berlin, à une période où une aide constitutionnelle était nécessaire pour les États d’Europe centrale et orientale.
L’assistance constitutionnelle, souvent à la demande d’Etats et de gouvernements, les élections et référendums, mais aussi la coopération avec les cours constitutionnelles représentent l’activité essentielle de la commission. Elle a pour but de rendre un avis sur des projets de constitutions ou de lois constitutionnelles modifiant cette loi fondamentale mais aussi des lois organiques et ordinaires, au même titre que les décrets, etc.
« Décréter que la Commission de Venise comme entité indésirable, et demandant à ses membres (dont deux membres tunisiens) de quitter le pays, l’agitation du président de la République et le langage vulgaire employé sont autant d’actes irresponsables », a aussitôt considéré l’opposant exilé Abdelwahab Hani. « Cela ne fera que corroborer les craintes aussi bien nationales qu’internationales d’abus de pouvoir et de détournement des moyens de l’État pour imposer une politique du fait accompli pour manipuler la volonté populaire, par le biais d’un référendum formel, frauduleux et inconstitutionnel, qui ne respecte pas les normes constitutionnelles et internationales minimales en matière d’organisation élections et référendums », ajoute-t-il.
Un doctorat honoris causa avait été décerné en 16 juin 2021, soit un mois avant son coup de force, au président de la République Kais Saïed, par l’Université la Sapienza à Rome. Depuis, des intellectuels italiens avaient appelé au retrait de cette distinction symbolique.
Début mai, des leaks audio de l’ancienne bras droit du président Saïed avaient fait état de sa tentation fin 2021 d’expulser l’ambassadeur des Etats-Unis pour des raisons similaires. Probablement déjà échaudé par diverses interprétations la semaine écoulée autour d’une déclaration du président algérien Abdelmadjid Tebboune depuis Rome en Italie, qui avait exprimé sa disposition à « aider la Tunisie à sortir du pétrin dans lequel elle se trouve » et de la « remettre sur la voie de la démocratie », le président Saïed s’isole un peu plus avec cette saillie insultante à l’encontre d’un organe purement consultatif.
Un épisode qui a ressuscité chez les opposants à Saïed l’incident célèbre du discours du Palmarium, quand Habib Bourguiba était intervenu pour interrompre à Tunis une tirade panarabiste belliqueuse du colonel Kadhafi destinée à l’Occident. Pragmatique et rationnel, le leader tunisien avait alors sermonné le fougueux dirigeant libyen en l’appelant à épargner aux Tunisiens ses sorties nationalistes stériles tant que la dépendance technologique du monde arabe vis-à-vis des pays industrialisés forçait à l’humilité.