Tunisie. Le président Saïed commente la fuite d’un document polémique

 Tunisie. Le président Saïed commente la fuite d’un document polémique

Mercredi 26 mai, le président de la République Kais Saïed a reçu le chef du gouvernement Hichem Mechichi au Palais de Carthage, une première depuis plus de trois mois de rupture des liens entre les deux présidences, hors rencontres purement protocolaires. A l’ordre du jour, un présumé document secret détaillant un « coup d’Etat constitutionnel », dont Carthage n’a pas nié l’existence.

Egalement présent à la réunion, le ministre de la Défense

 

Au moment de sa publication le 23 mai par le site Middle East Eye, média réputé sérieux mais proche des cercles islamistes modérés, nous avions choisi de ne pas commenter ladite fuite en l’absence de réaction officielle du principal intéressé. Une rapide enquête d’une ONG indépendante avait par ailleurs mis en doute l’origine du fichier PDF émanant a priori d’une agence de consulting.

Le document en question consiste en 4 pages de ce qui s’apparente à une réponse sous forme de consultation politico-juridique à une requête de la ministre chef de cabinet du président Saïed, Nadia Akacha, à propos des modalités de l’application de l’article 80 de la Constitution et des éventuelles retombées logistiques et politiques de la mise en œuvre de cet article.

 

Rien de nouveau sous le soleil

Pour rappel, l’article 80 stipule qu’« en cas de péril imminent menaçant les institutions de la nation et la sécurité et l’indépendance du pays et entravant le fonctionnement régulier des pouvoirs publics, le président de la République peut prendre les mesures nécessitées par cette situation exceptionnelle, après consultation du Chef du gouvernement et du président de l’Assemblée des représentants du peuple et après en avoir informé le président de la cour constitutionnelle. Il annonce les mesures dans un communiqué au peuple ».

Le flou sémantique caractérisant tant la notion de « péril imminent » (intérieur ou extérieur au pays) que « les mesures exceptionnelles » que pourrait concentrer le président entre ses mains laisse à penser que cette latitude du texte constitutionnel pourrait un jour être opportunément détournée au profit du projet autoritaire et populiste de la refonte du régime politique en Tunisie, une ambition dont Kais Saïed ne s’est en réalité jamais caché.

Frappé du l’inscription en filigrane « secret absolu » mais non signé, le document publié par le site basé à Londres détaille notamment l’impératif de l’arrestation de plusieurs figures jugées « corrompues », essentiellement des leaders du parti Ennahdha ainsi que des hommes d’affaires. Là aussi le document anonyme est conforme à une feuille de route déjà publiquement discutée par une partie de l’opposition pro Kais Saïed qui incite depuis plusieurs mois le président à passer à l’action en instaurant la loi martiale.

En avril dernier, même si elle reste de l’ordre du délire mégalomaniaque, l’auto proclamation du chef de l’Etat comme désormais chef suprême de l’ensemble des forces armées était un premier pas vers la concrétisation des prémices d’un tel projet, du moins de la tentation d’un scénario similaire. Là aussi cette fanfaronnade se basait sur une interprétation fort discutable de la Constitution de 2014.

 

Les sophismes rhétoriques présidentiels

« Je ne veux pas commenter la chose », annonce le président Saïed d’emblée en recevant le chef du gouvernement hier, avant de consacrer plus de 16 minutes au document incriminé.

Sur le plan de la forme d’abord, le choix du président de recourir publiquement à l’arabe tunisien dialectal, pour la première fois depuis le début de son mandat, peut laisser croire qu’il est dans une volonté de détente dans sa cohabitation avec Hichem Mechichi, mais il n’en est rien. Les analystes qui ont conclu à un rapprochement entre les deux hommes vont en effet probablement un peu vite en besogne : le président est une fois de plus sur le mode communicationnel rigide de la convocation de vulgaires élèves muets, à qui il ne donne pas la moindre parole au montage. Une survivance de l’ère du monologue pratiqué avant lui par feu le dictateur Ben Ali.

Revenant sur la récente visite de Mechichi en Libye, Saïed lui rappelle explicitement d’ailleurs que la politique étrangère ne figure pas parmi ses attributions. Enième humiliation.

« Il est absurde de parler de coup d’Etat constitutionnel, c’est là une contradiction dans les termes », feint s’indigner Kais Saïed. Or, il s’agit là d’une forme de tromperie rhétorique puisque le président n’ignore pas que ce qui est en cause en l’occurrence est moins le recours à la constitution en soi qu’un détournement interprétatif d’un texte constitutionnel, à la carte, à des fins de règlements de compte politiques personnels.

« L’Algérie est le pays des 1 million et demi de martyrs, nous sommes le pays des 1 million et demi d’experts juristes », ironise-t-il ensuite dans une comparaison peu flatteuse pour son propre pays.

« Par quelle logique on vous adresse un courrier, et vous devenez aussitôt celui à qui on réclame des comptes ? », s’interroge ensuite Saïed. Sauf que l’expédition du document en question n’est pas un acte spontané mais, si on en croit l’auteur, une réponse à une requête présidentielle. Là encore le président verse sinon dans le mensonge par omission, du moins dans les semi vérités.

« Nous sommes d’ores et déjà aujourd’hui dans le cadre de l’article 80 puisque l’état d’urgence est en vigueur », conclut le président dans une ultime tentative de minimiser la gravité d’un usage plus politique de cet outil constitutionnel.

Décousue, confuse et quelque peu embarrassée, cette intervention du président Saïed ne parvient pas à occulter le fait que, loin d’être un début de sortie de crise, cet épisode n’est qu’une pierre de plus à l’édifice du pourrissement de l’impasse institutionnelle dans laquelle se trouve le pays. Une situation dont sont responsables divers acteurs clés du paysage politique, avec à leur tête un président esseulé qui a prouvé son inaptitude à l’art du compromis.