Tunisie : Le Palais de Carthage se veut rassurant
Au lendemain de la tempête, le président de la République Kais Saïed, qui concentre désormais de facto tous les pouvoirs, a rassemblé au Palais des représentants des grandes organisations syndicales, patronales et de la société civile. Objectif : donner quelques gages et déclarations d’intention en direction de ces acteurs clés de la vie publique. A-t-il pu les convaincre en ce sens ? Rien n’est moins sûr.
Dans la foulée de ce que d’aucuns appellent « coup d’Etat soft » la présidence de la République a promulgué lundi soir un décret présidentiel suspendant le travail dans les administrations centrales, les services extérieurs, les collectivités locales et les établissements publics à caractère administratif pour deux jours, à compter du 27 juillet 2021, avec possibilité prolonger cette période « si nécessaire ».
« Tyrannie du Bien » et pouvoir inquisiteur
Il s’agit sans doute pour Carthage d’empêcher la disparition de tout document ou pièce à conviction compromettante pour les personnes impliquées dans des dossiers de corruption et de malversations diverses visées par le Palais qui s’est autoproclamé chef du parquet. Au moment où la présidence ne communique que très peu autour des opérations en cours, certaines sources font état d’une série de perquisitions ayant eu lieu la veille au domicile d’ex membres du gouvernement.
Alors que des jets de pierre et autres heurts ont émaillé la journée de lundi opposant les pro et anti renversement du Parlement, le président Kais Saïed recevait au même moment, via trois réunions distinctes, les représentants de la centrale syndicale UGTT, de la centrale patronale Utica, deux ONG de défense des droits des femmes, le Syndicat national des journalistes tunisiens, l’ordre des avocats, mais aussi le président du Conseil supérieur de la magistrature (CSM), la présidente du Conseil de l’ordre judiciaire, et le vice-président du Conseil de l’ordre administratif.
De cette dernière rencontre, celle avec les hauts magistrats du pays, il ressort des conclusions contradictoires des uns et des autres. Si le communiqué du CSM affirme avoir reçu des gages d’indépendance intacte du pouvoir judiciaire, rien ne permet pour autant de conclure que le président ait renoncé à sa propre auto-proclamation en chef du parquet. « Un statut de juge et parti dont même Bokassa en son temps n’avait pas osé se draper », pour le leader de gauche Hamma Hammami qui commentait ce que son parti appelle sans la moindre ambiguïté « le coup d’Etat de Kais Saïed ».
Tentation de musellement des médias : une ligne rouge
Lundi à la mi-journée, alors que la chaîne d’information Al-Jazeera couvre ces évènements, le responsable du bureau tunisien du média, Lotfi Hajji, est interrompu en direct par un coup de fil l’informant qu’une vingtaine d’hommes en civil ont fait irruption dans les locaux de la chaîne pour faire fermer le bureau et en saisir le matériel. Le commando intime l’ordre aux journalistes de quitter immédiatement les lieux, sans leur permettre de récupérer leurs effets personnels. Quelques heures plus tard, une autre chaîne diffusant depuis Londres, Al Araby TV, subit le même sort.
Le pays n’avait plus connu pareille censure depuis les années de plomb de l’ère Ben Ali. Si seules ces chaînes suspectées de ligne éditoriale pro printemps arabe sont visées aujourd’hui, ces pratiques dignes des pires dictatures des années 80 et de l’Egypte du maréchal Al-Sissi ne laissent augurer de rien de bon pour le principal acquis de la révolution tunisienne qu’est la liberté d’expression.
Inquiétude des agences de notation
« La décision du président de la République, Kais Saïed de suspendre l’ARP et de limoger le chef du Gouvernement, Hichem Mechichi pourrait retarder davantage la possibilité de parvenir à un accord avec le FMI qui atténuerait les fortes pressions financières sur le pays, et impacter négativement, la volonté des partenaires occidentaux de soutenir la Tunisie », a indiqué l’agence Fitch Ratings, toujours le 26 juillet.
Si la bourse n’a reculé que de 1% lundi et que le dinar tunisien ne décroche que légèrement, à 3,29dt pour 1 euro, l’agence avance que les mesures prises par Saïed « pourraient réduire la volonté des partenaires occidentaux de soutenir la Tunisie ». Néanmoins, poursuit-elle, les préoccupations européennes concernant les migrations à travers la Méditerranée resteront une motivation importante pour le soutien extérieur. En l’absence de feuille de route, le pays reste dans l’expectative, suspendu aux décisions d’un seul homme.
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