Le mythe du machiavélisme islamique

 Le mythe du machiavélisme islamique

Hafedh Caid Essebsi


Dans une tribune titrée « Quand les "progressistes" balaient le terrain aux islamistes », mais sans réel rapport entre son titre et son contenu, Karim Baklouti Barketallah, ancien insider de Nidaa Tounes, se livre à un exercice de style paradoxalement récurrent dans les milieux modernistes tunisiens : la fascination envers les stratégies d’Ennahdha. Mais quelle est la part de mythe et de réalité s’agissant du prétendu machiavélisme de l’islam politique tunisien ?  




 


Au lieu de partir du postulat selon lequel « ce que fait Ennahdha est tout simplement extraordinaire », certaines élites tunisiennes se sont-elles posées la question de savoir si ce que les partis qu’ils ont ardemment soutenu ces dernières années ont fait de médiocre ?


Parti disposant certes de bases plus disciplinées que les partis sans référentiel idéologique, et disposant il est vrai d’un important ancrage historique en région malgré les années d’exil, Ennahdha ne fait que poursuivre son bonhomme de chemin. En face, la droite dite progressiste a-t-elle procédé à un début d’introspection critique ?


Dans « Ennahdha, une histoire tunisienne », Christophe Cotteret explique que dès sa genèse dans les années 80, l’ancêtre d’Ennahdha s’était déjà fixé pour seuil de ses aspirations la reconnaissance par l’Etat tunisien en tant que vis-à-vis. En accédant au statut de parti de gouvernance et de bloc majoritaire à l’Assemblée, faut-il s’étonner du fait que le parti à référentiel islamiste, le scénario égyptien encore à l’esprit, ne trouve aucun inconvénient à céder de nombreux sièges aux commissions parlementaires à Nidaa Tounes ?


Qui sont les « gens proches d’Ennahdha » que le parti aurait « nommé à la tête de toutes les institutions financières du pays » ? Parlons-nous ici de personnalités qui parce qu’à l’image de Chedly Ayari, n’ont pas montré de velléités éradicatrices à l’égard de l’islam politique, sont de facto considérés comme « proches d’Ennahdha » ? D’ailleurs le gouverneur de la Banque central n’est-il pas plus proche de l’ancien régime que d’un quelconque islam politique ?


Plus loin, on nous explique qu’Ennahdha « fait en sorte que les différents sujets que les progressistes combattaient du temps de la troïka, émanent de ceux qui les rejetaient hier, comme l'enseignement du coran en dehors des horaires des cours ou encore celui des banques islamiques, les habous… ». Mais qui faut-il blâmer ici ? Les électeurs de Nidaa Tounes n’ont-ils pas conscience qu’ils ont élu des conservateurs, lorsqu’avant et après d’être élu à la présidence de la République, Béji Caïd Essebsi cite rarement autre chose que les versets coraniques, et qu’il fait lire le Coran en ouverture de toutes les grandes occasions au Palais ?


N’avait-on pas en réalité rejeté par les urnes un conservatisme rural au profit d'un non moins religieux conservatisme fiscal aristocratique tunisois ?  


En dehors du Bourguibisme ornemental, de l’identité nationale, du « sefséri » et de l’amour de la patrie, quelles sont les valeurs progressistes promues par le camp moderniste aux dernières élections ? Dans son ouvrage « Habib Bourguiba, Le Bon Grain et l’Ivraie », paru en 2009, Béji Caïd Essebsi ne cache pas ses penchants plus conservateurs que Bourguiba. Interrogé à l’époque par l’Express à propos du CSP, Essebsi répond : « Bourguiba était convaincu qu'aucune évolution de la société ne serait possible s'il n'était pas mis fin aux archaïsmes qui caractérisaient la condition de la femme. Je me souviens de m'en être étonné, de lui avoir demandé s'il était vraiment, à ce point, prioritaire de nous attaquer à un sujet aussi controversé, alors que nous commencions à peine à prendre les rênes de l'Etat. »


Pour Barketallah, « Ennahdha prépare un congrès totalement démocratique loin des plateaux de télé et dans une sérénité totale ». Mais qu’y a-t-il de si extraordinaire au fait qu’un grand parti tienne un congrès, en l’occurrence son dixième, deuxième hors clandestinité ?


Nous sommes ici en pleine rhétorique du verre à moitié plein et du verre à moitié vide. Ne faut-il pas plutôt s’émouvoir du fait que Nidaa Tounes, arrivé premier aux élections de 2014, n’est toujours pas capable de tenir le moindre congrès démocratique ? Le congrès d’Ennahdha n’est-il pas anecdotique en comparaison avec le péché originel d’un parti sans congrès ?


Mardi 26 avril 2016, le président de la République Béji Caïd Essebsi recevait de manière officielle son propre fils, Hafedh Caïd Essebsi, héritier du parti, au Palais de Carthage. Jugée indécente sur les réseaux sociaux, la poignée de main entre père et fils est emblématique du malaise éthique qui a décimé Nidaa Tounes, sur fond de luttes personnelles intestines.


Or, y a-t-il plus vulnérable qu’un adversaire sans credo, géant aux pieds d'argile ? S’il est aujourd’hui un parti en ruines, le principal parti dit progressiste du pays le doit moins au géni largement fantasmé d’Ennahdha qu’a sa propre faillite.


 


S.S