Le limogeage surprise d’Abid Briki annonce une grave crise gouvernementale
Rarement weekend politique n’avait été aussi chargé en rebondissements. La volonté de démission d’Abid Briki, suivie de son limogeage illico de son poste de ministre de la Fonction publique, laissent augurer d’une crise d’une ampleur inédite et de l’entrée du gouvernement Chahed dans une période de turbulences, six mois jour pour jour après son entrée en fonction. D’autant que le remplacement de Briki par un représentant du patronat envoie un message clairement belliqueux envers l’UGTT. A quoi peut-on s’attendre dans les prochains jours ? Eléments de réponse.
Branle-bas de combat médiatique. Les samedi 25 et dimanche 26 février ont donné lieu tour à tour à des « exclusivités » des deux plus grandes chaînes privées du pays. La première a consisté en un entretien d’Attassia TV avec Abid Briki qui réagissait à chaud à son brutal limogeage, qu’il qualifie d’ « humiliant », promettant « représailles » et « révélations ». Signe que le gouvernement Chahed et ses conseillers en communication prennent la menace au sérieux et savent qu’il y a désormais le feu à la maison, la chaîne Elhiwar TV a bouleversé ses programmes pour diffuser un plateau pré-enregistrée avec pour invité spécial, le chef du gouvernement Youssef Chahed lui-même, pour un entretien plutôt complaisant, dans ce qui ressemble à une opération « public relations ».
Et Chahed n’est pas venu seul : s’inspirant de l’émission politique de France 2 « Des paroles et des actes », les communicants de la Kasbah ont visiblement convaincu l’ensemble de l’équipe gouvernementale d’accompagner leur capitaine, en signe de solidarité. Une mise en scène manifestement conçue pour limiter la casse tout en renvoyant l’image d’un gouvernement soudé malgré l’épreuve de force qui l’attend…
Tombée en obsolescence du Document de Carthage
Pour comprendre le mini-séisme que représente la décision de démettre de ses fonctions Abid Briki et tout l’affairement qui s’en est suivi, il faut revenir à l’été 2016 et la première crise qui avait alors résulté en un départ précipité du chef de gouvernement Habib Essid. Le 13 juillet 2016, le « pacte de Carthage », sorte de manifeste scellant les priorités d’un gouvernement d’union nationale, une appellation déjà controversée, est signé par neuf partis politiques et trois organisations nationales dont la centrale syndicale UGTT et l’UTICA principale chambre patronale. Un consensus dont se prévaut alors la présidence de la République à l’origine de l’initiative.
Véritable pilier de cette coalition, l’UGTT ne participe cependant pas officiellement à la gouvernance, comme cela fut le cas au lendemain de l’indépendance dans les années 50, période que le président Essebsi (90 ans) tente vraisemblablement de mimer. Mais cette présence symbolique de l’organisation nobélisée contribue à rassurer l’opinion et fait oublier à l’opinion le peu de légitimité du jeune Youssef Chahed, proche du président, bombardé homme fort de l’exécutif. Il est alors un secret de polichinelle qu’Abid Briki, à qui l’on confie l’épineux dossier de la Fonction publique, est officieusement le représentant attitré de l’UGTT, en tant qu’ancien du sérail syndical et co-fondateur du parti souverainiste Watad.
Dès le 22 février courant, Abid Briki profite de sa présence à l’Assemblée en marge de la discussion de la loi relative à la dénonciation de la corruption pour informer les chefs des principaux blocs parlementaires de son intention de démissionner de ses fonctions. Les médias s’emparent alors de ce bruit de couloir. C’est précisément la raison, ou le prétexte, invoqué par Youssef Chahed pour démettre Briki de ses fonctions. « Il a dévié du code de conduite gouvernemental », répond-il lacunaire à la question du pourquoi du limogeage express.
Un suicide politique ?
Sur le fond aussi bien que sur la forme, la décision de Chahed est problématique à plus d’un titre. Sur la forme d’abord, on ne saurait reprocher à Abid Briki sa réaction d’orgueil. A 60 ans, le vieux baroudeur, ancien numéro 2 de l’UGTT, peut se prévaloir d’une envergure politique qui ne le laissait sans doute pas imaginer qu’un jour il serait ainsi « viré » sans ménagement par un technocrate quadragénaire, du moins si l’on croit la version officielle du limogeage provenant de la Kasbah et non de Carthage.
Sur le forme toujours, la polémique enfle sur le non-respect de l’article 141 du règlement intérieur de l’Assemblée des représentants du peuple, qui stipule que : « Si un remaniement relatif au gouvernement ayant obtenu la confiance de l’Assemblée est décidé, incluant soit un nouveau, soit plusieurs nouveaux membres, […] il est nécessaire de soumettre le sujet à l’Assemblée afin de demander l’obtention de la confiance ».
Le chef du gouvernement Youssef Chahed sait pertinemment qu’il a bafoué cette disposition légale, c’est pourquoi il a botté en touche dimanche soir, interrogé sur la légalité de son remaniement partiel : « Ecoutez, si on doit tout remettre à plat à chaque léger changement, on ne s’en sort plus… les Tunisiens s’impatientent, et je suis tenu de présenter des résultats », rétorque-t-il nonchalant.
Sur le fond ensuite, là où le système de gouvernance est théoriquement un système parlementaire mixte, l’exécutif actuel continue d’agir virtuellement comme dans un authentique régime présidentialiste, en ne se privant d’aucun caprice ni coup de sang autoritaire. Cette fois la décision verticale est non seulement contraire à l’esprit des institutions de la 2ème République, mais aussi à l’esprit même d’une coalition d’union nationale, celle régie par le Document de Carthage en l’occurrence, et où les pouvoirs des signataires sont censés s’équilibrer.
De son côté Ennahdha s’est contenté en solide allié d’adresser un avertissement à demi-mot pour avoir été court-circuité, affirmant dans un communiqué que si le parti approuve le remaniement a posteriori, il invite le chef du gouvernement à réunir les signatares du Document de Carthage afin de « se concerter » pour endiguer ce qu’il reconnait comme une « crise résultant du remaniement ».
L’arbre qui cache un tournant radicalement néolibéral
Cependant, gauche et syndicats n’entendent pas en rester là. La volteface est vécue comme une provocation mais aussi l’ouverture des hostilités d’une guerre ouverte qui traduit politiquement une lutte des classes de plus en plus visible dans la Tunisie post-révolution.
Le remaniement partiel doit en effet être dans le contexte de la décision du FMI de suspendre la deuxième tranche du dernier crédit accordé au pays. C’est en tout cas ainsi qu’est interprétée la désignation d’un membre de l’organisation patronale UTICA, Khalil Ghariani, au poste de ministre de la Gouvernance et de la Fonction publique en remplacement d’Abid Briki, lui qui était à la peine pour justifier la suppression d’au moins 10 mille postes de la fonction publique et la privatisation des trois banques en partie détenues par l’Etat. Deux conditions de réforme clairement formulées par le FMI pour débloquer 350 millions de dollars en stand by depuis décembre.
Place Mohamed Ali, sanctuaire du syndicalisme tunisien, le mot d’ordre est à la mobilisation générale, comme au temps des grands rendez-vous historiques qui ont généralement fini au détriment de ceux qui ont défié l’UGTT. Même son de cloche pour le leader du Front Populaire Hamma Hammami qui ne s’y est pas trompé : depuis Nessma TV il a lancé un appel solennel au peuple : « Je veux dire aux Tunisiens préparez-vous ! Les prochains jours seront difficiles… ».
Déjà fragiles, les équilibres qui présidaient au complexe jeu de pouvoir depuis les dernières législatives se trouvent aujourd’hui bouleversés par ce qui ressemble fort à une fuite en avant qui pèche par excès de confiance. Entre l’UGTT et le gouvernement Chahed, c’est plus que jamais l’impasse.
Seif Soudani