Le gouvernement Jemli est-il mort-né ?
C’est le 10 janvier prochain que le Parlement votera ou non la confiance au gouvernement Jemli lors d’une séance plénière. Mais à en juger la composition problématique à plus d’un titre de cette équipe de quasi anonymes, quand bien même elle venait à passer, son sort semble compromis à moyen voire à court terme.
Un rapide examen des noms et des CV de la bagatelle de 42 ministres et secrétaires d’Etat permet d’abord à tout initié de la vie politique tunisienne de conclure que, contrairement à ce qu’avance son architecte par procuration Habib Jemli, lui-même inconnu du grand public, nul ne saurait considérer ce gouvernement comme étant celui de « compétences nationales indépendantes », mais bien un gouvernement Ennahdha – Qalb Tounes, agrémenté de quelques noms relativement indépendants.
Si l’on omet le fait que lesdits noms proviennent systématiquement des seconds rangs des deux partis, tentative grossière d’en occulter l’appartenance partisane, il n’y a rien de surprenant sur le papier à ce que les deux partis arrivés respectivement premier et deuxième aux élections législatives forment une coalition gouvernementale. Or, cela est passer outre l’exceptionnel éclatement que présente en l’occurrence le nouveau Parlement tunisien, fait d’une mosaïque de blocs dont le plus important (Ennahdha) ne compte que moins du quart des sièges.
La courte histoire démocratique du pays montre en effet qu’environ 120 sièges sont nécessaires pour pouvoir gouverner de manière acceptable, soit une dizaine de plus que les 109 nécessaires à la majorité absolue. C’est là le premier handicap, numérique, auquel se heurtera le gouvernement Jemli : à eux deux, Ennahdha et Qalb Tounes ne représentent qu’un très court 92 sièges. D’où le spectre d’un gouvernement dit minoritaire : vote technique le jour de l’octroi de la confiance, puis vote au cas par cas s’agissant des projets de lois à venir, au prix d’une fragilité chronique.
Plusieurs signes avant-coureurs d’impuissance
Sur les quatre ministres proposés aux portefeuilles régaliens, trois sont des magistrats : Hedi Guediri, ministre de la Justice, Sofiène Selliti, ministre de l’Intérieur, et Imed Derouiche, ministre de la Défense. La juge auprès de la Cour des comptes, Chiraz Telili, est par ailleurs proposée comme ministre de la Fonction publique, de la Gouvernance et de la Lutte contre la corruption, département hautement stratégique.
Cette profusion de magistrats au sommet de la hiérarchie gouvernementale porte, selon de nombreux observateurs, la marque de Noureddine Bhiri, dirigeant Ennahdha et ancien ministre de la Justice. Ainsi Hedi Guediri est un ancien chef de cabinet de Nadhir Ben Ammou (affilié Ennahdha) à la Justice, tandis que Sofiène Sliti incarne pour beaucoup la même ligne idéologique, et que Imed Derouiche est déjà fortement contesté notamment par la gauche et la Ligue tunisienne des Droits de l’homme pour avoir été « l’un des bras droits judiciaires de l’ancien dictateur Ben Ali ».
Plus globalement, le recours à tant de magistrats pour pourvoir aux postes-clés de ce gouvernement est en soi le signe d’une certaine impuissance à trouver des compétences spécifiques. Une désertification technique et politique pour endosser ces postes, sous couvert de souci de légalisme tous azimuts.
Le fléau de la récurrence
Autre aveu implicite d’impuissance, le retour de plusieurs noms, à peine deux années plus tard pour certains, à leurs postes identiques à la faveur d’un jeu de chaises musicales considéré comme indécent. C’est le cas de Fadhel Abdelkafi, ex ministre du Développement, de l'Investissement et de la Coopération internationale et ex ministre des Finances par intérim, jusqu’à sa démission en août 2017.
Rappelons qu’une polémique avait éclaté lorsque l’opinion publique découvrit que l’homme était alors sous le coup d’une mise en examen depuis 2014 : la douane tunisienne avait porté plainte contre lui et une peine de prison fut prononcée par contumace à son encontre. En mars 2019, la Cour de cassation le blanchit certes finalement dans cette affaire, mais il reste l’un des symboles du « revolving door » selon l’ONG I-Watch.
Depuis, son soutien inconditionnel au chef de Qalb Touns, l’homme d’affaires Nabil Karoui brièvement incarcéré lors de la campagne présidentielle, laisse à penser que Abdelkafi nourrissait une rancune à l’encontre de Youssef Chahed, l’ancien chef de gouvernement qui avait promptement « accepté sa démission », et vis-à-vis duquel il tiendrait aujourd’hui une forme de revanche.
Autre revenant, l’autodidacte et ancien joueur international de football, Tarek Dhiab, proche d’Ennahdha, qui retrouve son poste en tant que ministre de la Jeunesse et des Sports. Il est de notoriété publique qu’un différend extrêmement houleux l’oppose depuis son passage en 2012 à la tête de ce même ministère au puissant président de la Fédération tunisienne de football, réélu, Wadii Jarii. En 2013, les deux hommes s’étaient même clashés et en été venus aux menaces en direct sur la TV nationale. D’où le véto émis à l’encontre du ministre proposé aux Sports, et qui laisse présager d’un remake du blocage entre la FTF et le ministère de tutelle.
D’autres levées de bouclier sont en outre émis à l’encontre de la nouvelle secrétaire d'Etat proposée à la Santé Maha Issaoui, un temps membre du bureau politique de Qalb Tounes. Il y a deux ans, la jeune femme de 33 ans, résidente en France, avait dit avoir croisé « complètement par hasard » le président français Emmanuel Macron, qui lui avait alors proposé de l’accompagner dans son avion pour sa visite officielle en Tunisie.
Ajoutons-y la reconduction à son poste du ministre du Tourisme René Trabelsi, au bilan certes bon en termes d’entrées touristiques, mais accusé de ne pas avoir su anticiper la récente crise du voyagiste Thomas Cook, et l’on comprend que plusieurs choix ont davantage été régis par une frilosité consistant à s’en remettre à ce que l’on connait déjà. Or, au moment où le pays affiche une croissance économique léthargique d’à peine plus d’1%, et où les attentes culminent en termes d’emploi et de changement, les Tunisiens attendaient peut-être autre chose qu’une équipe probablement condamnée à ne pas passer les 12 mois, soit le cap fatidique des éphémères gouvernements semi technocratiques qui l’ont précédé.