Le droit de vote des forces armées, pomme de discorde
Après avoir un temps occupé le législateur cet été, l’épineuse question du vote des militaires et des corps sécuritaires revient sur le devant de la scène. A l’Assemblée des représentants du peuple, Ennahdha est le seul grand bloc parlementaire à continuer à y faire barrage. D’autres prises de positions publiques ont ravivé ces dernières 24 heures la controverse, entre « ingérence » d’ONG internationales et risques de revoir l’Etat policier revenir progressivement par le biais des urnes. Mercredi, le Centre Carter a plaidé pour l'octroi du droit de vote aux forces armées.
L’article en question fait partie intégrante du projet de loi amendant et complétant la loi relative aux élections et référendums. En juin dernier, trois propositions de modification de l’article 3 relatif au droit des militaires et des corps en uniforme de voter aux élections ont été rejetées.
Une adoption sans cesse repoussée
Ces propositions avaient alors provoqué un vif débat avant les vacances des députés et causé la levée de plusieurs séances plénières et la suspension de l’examen du projet par la Commission des compromis. Le fameux article 3 est pourtant expressément défendu à gauche et à droite par des groupes aussi variés que le Front populaire, Afek Tounes et Al-Horra. Mais les groupes du mouvement Ennahdha, du mouvement Echaab (nationalistes) et du Courant démocratique avaient exprimé leur opposition à cet article.
Le monde à l’envers, pourrait-on se dire quand la gauche radicale défend les droits et intérêts des corps de police, tandis que nationalistes et conservateurs sont catégoriquement contre ce droit de vote ne serait-ce qu’aux élections municipales.
Mais ce serait mal connaître l’histoire récente de la Tunisie durant le demi-siècle dernier. Réprimés le plus sauvagement par l’appareil sécuritaire et la police politique, les islamistes ont encore les cicatrices les plus vivaces des « années de braise » malgré leur adoubement du « système » après la révolution, là où l’extrême gauche (Perspectives puis Watad et PCOT) a parfois tissé des liens avec l’appareil sécuritaire au nom de la lutte anti-islamiste, notamment sur les campus universitaires.
Visiblement persuadés du réservoir de voix potentiel que ces corps représentent (qui se comptent en dizaines, voire centaines de milliers de voix), plusieurs députés de Nidaa Tounes ont soutenu la modification de l’article 3.
« Nous verrons dans 10 ans »
Invité à s’exprimer à ce sujet sur Mosaïque FM, le chef du parti Attayar (Courant démocratique) Mohamed Abbou a soutenu qu’il est encore « bien trop tôt pour cela ». « Le pays est encore meurtri par des années de répression. Nous sommes une démocratie encore balbutiante qui ne peut pas prendre ce risque. On en reparle dans dix ans, voire plus, lorsque nous aurons posé les fondations d’une démocratie solide qui se rapprochent des normes des vieilles démocraties ».
Idem pour le député Salem Labyadh, pour qui « si l’on accorde le droit de vote aux membres des forces armées, ils participeront dans ce cas de figure à la vie politique ».
Mais à l’approche des élections municipales, les syndicats des forces de l’ordre reviennent à la charge depuis hier mercredi : elles ont manifesté au Bardo en faveur de l’octroi du droit de vote « qui s’inscrit dans la constitution ».
Ainsi ceux-ci estiment que l’octroi du droit de vote aux policiers et aux militaires « n’impactera pas les articles 18-19 de la constitution, consacrant le principe de neutralité des membres de la police et de l’armée ».
« Nous sommes soumis à l’exigence de neutralité lors de l’exercice de nos fonctions, mais le vote est un droit qui doit être accordé aux citoyens que nous sommes », a martelé le colonel-major Jamel Jarbouii, porte-parole de l’Union nationale des syndicats des forces de sécurité (UNSFS), rappelant le fait que pour lui les policiers ont déjà été privés de ce droit lors des législatives et de la présidentielle en 2014.
Sans l’approbation d’Ennahdha, qui une fois n’est pas coutume se démarque de la coalition au pouvoir en campant sur ses positions, il est fort peu probable que les doléances des manifestants en uniforme aboutissent à autre chose que le rejet de l’amendement.
En France, Le droit de vote a été reconnu aux militaires dès 1945.
Seif Soudani