Tunisie. Le complotisme érigé en mode de gouvernance
En recevant hier soir 9 mai son ministre de l’Intérieur, le président de la République Kais Saïed a brandi une photographie, telle une preuve irréfutable du bien-fondé de sa théorie des incendies à caractère criminel survenus plusieurs jours auparavant en Tunisie.
Censée prouver la vague d’incendies datant de plus d’une semaine, la photo agrandie au format A4 montre simplement une bouteille en plastique découpée, contenant de l’essence, déposée entre les branches d’un palmier. Renseignement pris, il s’agit d’une photo prise la veille par des habitants de la région de Hamma, à Gabès, qui se trouve être la région natale de Rached Ghannouchi. Ces derniers ont découvert plusieurs bouteilles similaires, opportunément déposées dans une ferme. Le pot aux roses est parfait.
La ficèle est grosse, inquisitoire, nous ne savons rien de l’enquête diligentée à ce sujet, mais qu’importe : pour la présidence, cela prouverait de façon implacable le postulat de Kais Saïed, une thèse qu’il avait exprimée depuis les locaux du ministère de l’Intérieur jeudi dernier, tard dans la nuit, le jour même du déclenchement des incendies : « Les incendies qui se sont déclarés dans plusieurs régions du pays ne sont pas spontanés », décrètait-t-il alors, ajoutant à propos de l’opposition politique à son projet : « ils veulent allumer le feu de la discorde », toujours aussi soucieux d’user de figures de style oratoires.
Le charlatanisme outil du populisme
Pourtant, ce jour-là, ces affirmations ne résistent pas longtemps à l’épreuve des faits ni de la science : la carte mondiale du risque d’incendie montre en effet clairement que tous les facteurs étaient réunis pour qu’éclatent des incendies spontanés sporadiques dans le sud tunisien tout comme à Malte et le sud italien : hausse brusque des températures par rapport aux moyennes saisonnières, ciel orageux, et prolifération de plantes mortes et arbustes asséchés, du fait de la négligence humaine. Un mégot de cigarette suffit dans ces conditions à faire des ravages sur plusieurs milliers d’hectares.
« Nous avons été bénis par une récolte record cette année, et ils veulent la brûler », conclut qu’à cela ne tienne le chef de l’Etat. Qui est donc ce « ils », indéfini, sorte de main invisible qui inclut implicitement les islamistes et tout autre adversaire politique conspiratoire à la politique présidentielle ? Et est-ce bien le rôle du Palais de spéculer ainsi autour d’une enquête inachevée, connaissant l’importance que la parole présidentielle ?
Cet état de déni s’étend à d’autres aspects de la gouvernance ces dernières 48 heures. Dimanche 8 mai, le pays a renoué avec les manifestations pro pouvoir, un type de plébiscite généralement apanage des contrées non démocratiques du tiers-monde. Selon les estimations de témoins oculaires, les soutiens des mesures exceptionnelles du 25 juillet 2021, aujourd’hui divisés, n’ont pu réunir qu’un millier de partisans dans la capitale. Le lendemain, lundi 9 mai, le président Saïed convoque sa ministre de la Justice pour « exaucer les souhaits du peuple qui a manifesté aux quatre coins de la Tunisie pour réclament des comptes à ceux qui ont spolié l’argent public ».
En octobre 2021, la présidence avait déjà affirmé qu’1,8 million de personnes avaient manifesté leur soutien à Carthage, sans jamais s’être excusé depuis de cette incroyable bourde.
Au même chapitre de la fuite en avant, le frère du président Saïed, Naoufel Saïed, a repris du service hier lundi, après plusieurs mois de silence. L’homme a publié un texte manifestement adressé aux chancelleries occidentales, dans lequel il explique que la contestation de la légitimité du président tunisien en cette phase « menace la stabilité de la région ». Un soutien d’autant plus encombrant que le texte est écrit dans un anglais très approximatif.