Tunisie. Le complot permanent : un logiciel de gouvernance
Loin de faire l’objet de remises en question, la rhétorique fondamentalement complotiste de la présidence de la République étend indéfiniment sa logique aux domaines les plus inattendus tels que les entreprises publiques et la culture.
A en croire les récents communiqués du Palais de Carthage, le complot savamment ourdi contre le peuple tunisien sévit non plus seulement chez les opposants politiques du président Kais Saïed, mais aussi dans l’eau distribuée par la Société nationale d’exploitation et de distribution des eaux (Sonede), et jusque sur la tribune du festival de Carthage.
Ainsi les 18 et 20 juillet 2023, le président Saïed a respectivement convoqué sa ministre de la Culture Hayet Guettat pour d’énièmes remontrances et démis de ses fonctions le PDG de la Sonede, Mosbah Helali, via un communiqué abrupt, ce qui accroît la liste de l’hécatombe des responsables et hauts dignitaires congédiés par Carthage depuis juillet 2021 à environ 116, si l’on compte les magistrats, sans compter le gel et la dissolution de diverses institutions.
Extension du domaine du complot
En se produisant lors de la 57ème édition du Festival international de Carthage, dans le cadre de la Nuit du rire, le jeune humoriste français de 27 ans surnommé AZ ne se doutait probablement pas qu’il a évité de peu de se voir jeté en prison.
En introduction de son one man show, la star du Jamel Comedy Club a improvisé une partie de son texte pour narrer une expérience personnelle vécue en débarquant à Tunis, à propos de la richesse du vocabulaire dialectal tunisien en références phalliques et obscènes en tous genres, à commencer par son chauffeur de taxi. Si quelques familles parmi le public ont exprimé leur malaise, on peut entendre les rires d’une partie de l’audience que cette vulgarité n’a pas particulièrement choqué.
Face à la polémique qui grandit, la direction du Festival tient une conférence de presse où elle se justifie également au sujet d’une controverse supplémentaire ayant trait aux émoluments financiers perçus par les artistes. L’artiste en question se confond en excuses par ailleurs et évoquera un déphasage culturel avec les coutumes locales, n’ayant pas pris conscience de l’incongruité de ses propos sur scène.
Insuffisant pour le président Kais Saïed pour qui s’est interrogé en présence de la ministre « Comment peut-on punir celui qui porte atteinte publiquement aux bonnes mœurs et à la décence publique, conformément à l’article 226 bis du Code pénal, en lui offrant 26.000 euros pour le spectacle ? Alors qu’il devrait être sanctionné par une peine de prison et une amende, comme le prévoit ledit article », peut on lire dans le très légaliste communiqué présidentiel.
Fidèle dans ses rappels historiques systématiques, quelle que soit la question traitée, le chef de l’Etat est revenu sur « les nobles objectifs pour lesquels les festivals ont été créés en Tunisie dans les années soixante du siècle dernier ».
Le 8 novembre 2022, le président avait déjà convoqué la même ministre en raison de la montée des marches des Journées cinématographiques de Carthage (JCC), devenues un parterre de starlettes et de militants gay.
Saïed a renchérit en considérant que ce qui se passe en Tunisie aujourd’hui dans le domaine culturel et dans d’autres domaines ne peut plus continuer : « L’oppression du peuple dans ses besoins vitaux, ainsi que la violation de son droit naturel à l’eau, en plus de l’oppression dans l’éducation et la culture, ne relèvent pas du hasard, mais sont intentionnels pour porter atteinte à la nation et l’État ».
L’eau courante, obsession thématique conspirationniste
Dès le 13 juillet dernier, en recevant les PDG de la Société tunisienne de l’électricité et du gaz et de la Sonede, Kaïs Saïed avait laissé entendre qu’il y aurait un complot derrière les récentes coupures d’électricité et d’eau dans certaines régions, concomitamment avec plusieurs pénuries.
« Figure éternelle et commode du président opposant, défenseur de la veuve et de l’orphelin contre un Etat que lui-même gouverne » selon l’opposition, le président Saïed a réitéré cette même idée du complot de l’ennemi intérieur en recevant le 10 juillet le président du Conseil supérieur de la magistrature :
« Ce n’est plus un secret pour personne que certains cherchent à attiser la grogne sociale par divers moyens, comme la spéculation et l’absence d’un certain nombre de denrées de base, ou encore la coupure de l’eau potable dans de nombreuses régions du pays, sous prétexte d’effectuer des travaux d’entretien, de sorte que la soif afflige notre peuple et que le soleil lui soit plus pénible ».
Pourtant le PDG de la Sonede a longuement expliqué aux médias le bienfondé du rationnement de l’eau potable en Tunisie, en vigueur depuis mars dernier, notamment en raison d’une saison des pluies exceptionnellement sèche.
Cette irrationalité manifeste caractérisant la fièvre des limogeages est aujourd’hui commentée par les humoristes mais aussi les internautes divisés entre pro Saïed applaudissant le volontarisme du président, et pourfendeurs de d’une politique spectacle pour qui « il se pourrait que des gouttes de populisme coulent des robinets dans les jours qui suivent ».
Au moment où la consommation d’électricité record confine à des pics de 4850 mégawatts suite à l’actuelle vague de chaleur qui traverse le pays, et que la STEG pratique le délestage pour prévenir des pannes géantes, gageons que le maintien du PDG de l’entreprise ne tient qu’à une saute d’humeur ou une coupure de courant, simple question de temps, avant d’établir son implication lui aussi dans le grand complot.